Entrer dans une Nouvelle Réalité
Ajahn Khemasiri
ENTRER DANS UNE NOUVELLE RÉALITÉ
Amaravati Publications
Nous remercions le centre bouddhique « Le Refuge » pour nous avoir offert la production originale de cette œuvre.
Pour plus d’information sur le centre bouddhique « Le Refuge », rendez-vous sur le site : http://www.refugebouddhique.com/
AJAHN KHEMASIRI
Abbé du monastère Dhammapala en Suisse Allemande. Ajahn Khemasiri appartient à l’École des Moines de la Forêt, de la Tradition Theravāda.
Son premier contact avec le bouddhisme en 1977 fut à travers la Tradition tibétaine. Mais en 1978 il rencontra, en Angleterre, Ajahn Chah et Ajahn Sumedho, deux Maîtres Theravāda de l’École des Moines de la Forêt et commença alors les premières retraites et séjours dans les monastères.
En 1984, il entra comme novice au Monastère d’Amaravati au nord de Londres et c’est en 1986 à Chithurst, qu’il reçut l’ordination de bhikkhu. De 1995 à 1999 séjours en Thaïlande et en Birmanie : période de pratique individuelle intensive dans différents monastères et ermitages.
Depuis 2000, il réside au Monastère Dhammapala en Suisse, dont il vient de prendre la direction.
PREMIER JOUR
Soirée
Bonsoir à tous. Je ne sais pas si parmi vous tout le monde est initié à la méditation. Je ne sais pas non plus si vous connaissez la tradition particulière que je représente ici. Mais pour ceux d’entre vous qui sont nouveaux à la méditation, qui ne me connaissent pas et qui ne connaissent pas non plus mes amis moines et nonnes qui sont déjà venus au Refuge, je voudrais donner, ce soir, un petit aperçu de la façon dont nous comprenons la méditation ou la pratique du Bouddhisme.
Dans la pratique de la méditation, il est bon de garder une attitude de débutant. Ceux d’entre vous qui pratiquent depuis vingt ou trente ans se souviennent peut-être de ce qu’ils ont traversé quand ils ont commencé leur « quête spirituelle ». Il y avait probablement de l’inspiration, de l’enthousiasme et de la curiosité mais peut-être aussi, en même temps, de l’incertitude, du doute, une impression de ne pas vraiment savoir où l’on va. Même s’il peut paraître inconfortable, ce doute n’est pas une mauvaise chose. Tout dépend de la façon dont nous le vivons. Au début, justement, on ne s’en inquiète pas trop. On a ces sentiments et ces états d’esprit mais on plonge tout de même dans la pratique et les enseignements avec une certaine confiance. On se dit que, si tout va bien, tous ces doutes, toutes ces incertitudes finiront par disparaître au fil de la pratique.
Cette attitude intérieure d’ouverture, de curiosité, de désir de découvrir, et même cette acceptation du doute, sont de très bonnes bases pour la pratique de la méditation bouddhiste. Certaines personnes veulent être absolument sûres de la façon de procéder avant de s’engager sur la voie. Elles veulent connaître toutes les étapes, une par une, jusqu’à l’aboutissement à l’Eveil. Dans la tradition du Theravāda, en particulier, nous avons toutes sortes de listes comme cela : les Quatre Nobles Vérités, les cinq khandha, les sept Facteurs d’Eveil, le Noble Octuple Sentier, etc. Pour nous, Occidentaux, c’est très attirant. Nous nous disons qu’il suffit d’accomplir toutes ces choses et puis de les rayer de la liste les unes après les autres, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une seule. Ensuite il faudra travailler vraiment dur et enfin nous parviendrons à l’Eveil.
Bien entendu, je ne dis pas cela pour ridiculiser les structures de notre tradition car elles sont très utiles quand on les utilise à bon escient. Nous devons nous souvenir que toutes ces listes de choses à observer, à pratiquer et à développer sont destinées à nous aider et nous guider vers une seule et même chose : le développement de notre cœur et de notre esprit. Donc si vous vous perdez dans toutes les informations concernant la pratique bouddhique, rappelez-vous seulement que tout cela concerne votre cœur et votre esprit.
Prenons l’exemple des règles. Le Bouddha a encouragé les laïcs à observer cinq préceptes éthiques tout au long de leur vie et huit quand ils séjournent dans un monastère. Quant aux moines, ils doivent en observer 227 et les nonnes plus de 300. Vous pouvez vous dire : « Oh ! Tout cela ne m’intéresse pas. Toutes ces règles ! Quel rapport avec le développement du cœur et de l’esprit ? Je veux être libre, pas enfermé dans des règles et des obligations. » Il semble parfois qu’il y ait une totale contradiction entre toutes ces règles à observer et notre aspiration à la liberté — les moines et les nonnes en attrapent de véritables maux de tête ! Et puis il n’y a pas que les grands préceptes, il y a aussi des règles mineures à observer et on en arrive parfois à se dire que trop c’est trop. Certains moines finissent par se rebeller. Ils vont voir leur maître et demandent : « Pourquoi toutes ces règles ? Vont- elles vraiment me conduire à la liberté ? » Et si le maître est sage, il dira : « Tout cela est lié à ton cœur et à ton esprit. Rien d’autre. » Tout revient toujours à cela.
Bien sûr, il appartient à chacun de décider de quelles structures extérieures du Bouddhisme il a besoin; pas seulement à propos des règles mais aussi à propos des informations théoriques que l’on peut recevoir sans en être dépassé. Vous vous dites peut-être : « Comment quelqu’un peut-il observer 200 ou 300 règles ? Je n’y arriverais jamais ! » Pour certaines personnes observer huit préceptes est déjà un obstacle trop grand à leur liberté. Mais il ne faut pas oublier que les règles, même les plus pointues, sont censées avoir un but; elles ne sont pas un moyen et un but en elles-mêmes. Chacun doit donc décider un jour de ce dont il a besoin et de ce qu’il peut accepter.
Ce n’est pas parce que vous observez plus de 200 ou 300 règles que vous êtes un meilleur méditant ou un meilleur Bouddhiste. Peut-être avez-vous déjà intériorisé tout ce vers quoi tendent toutes ces règles extérieures. Si c’est vraiment, honnêtement, le cas, vous n’avez plus besoin de vous préoccuper des structures extérieures. Vous pouvez, à
l’occasion, aller voir quelqu’un en qui vous avez confiance, ou un maître, et lui demander : « Ma pratique est-elle correcte ? Est-ce que je fais cela bien ou ai-je besoin d’être corrigé ? »
Nous avons tous besoin d’instructions différentes, de formes d’aide différentes, selon notre niveau de développement, tout au long de notre vie. Nous n’avons pas tous la même progression. Nous arrivons dans cette vie avec un bagage différent — c’est ce que l’on appelle « l’héritage karmique » dans le Bouddhisme. Nous avons tous des points forts et des points faibles différents et il est très important de pouvoir les reconnaître. Donc nous ne pouvons pas nous attendre à ce qu’une pratique de méditation, ou même toutes les pratiques de méditation appliquées aveuglément, nous aide à résoudre toutes nos faiblesses. Nous devons utiliser notre propre intelligence intérieure dès le départ. C’est pourquoi j’ai dit qu’il est important d’avoir la vue globale du débutant sur les enseignements mais aussi sur sa propre personnalité. Ces atouts vont nous aider à avancer sur la voie.
Les gens ont parfois une approche opposée : ils se limitent à une seule méthode de méditation et ils espèrent que s’ils la pratiquent intensément, ils parviendront à une ouverture — bang ! — et ce sera le nirvana. Je ne dis pas cela pour dénigrer la pratique intensive ou la pratique de la concentration profonde, mais il est très important de savoir utiliser ces outils. En effet, ces techniques sont des outils, tout comme l’ébéniste a des outils — un marteau, un rabot, des ciseaux, etc. S’il est habile, il peut faire de très belles choses avec ces simples outils : de jolis petits placards, des armoires, des tables, etc., mais, avec ces mêmes outils, il peut aussi se couper un doigt. Tout dépend donc de notre habileté à utiliser nos outils — les outils physiques mais aussi les outils mentaux, nos outils intérieurs. Poursuivons notre comparaison : comme tous les ébénistes le savent, si les bons outils ne sont pas bien entretenus, pas assez aiguisés, le travail deviendra plus difficile. C’est la même chose pour la pratique de la méditation : si notre esprit est émoussé, obtus, terne, contracté ou au contraire éparpillé et agité, il est très difficile d’avoir la moindre perspective sur notre monde intérieur; c’est presque impossible. Nous devons donc vérifier si nous avons les outils dont nous avons besoin et si ces outils sont en bon état.
Pour ce soir, plutôt qu’aller plus avant dans les généralités et pour donner le ton pour l’ensemble de ce week-end, je vais vous présenter une technique de méditation et vous suggérer une façon habile de travailler avec vos outils mentaux. J’aborderai demain le thème
annoncé dans le titre de cette retraite — « Entrer dans une nouvelle réalité » — mais ce soir nous nous occuperons du sous-titre : « Avons- nous accès à nos qualités d’attention et en faisons-nous bon usage ? » En effet, ces capacités passent très souvent inaperçues, nous ne savons même pas que nous les avons.
Bien sûr, au quotidien, nous devons être attentifs et présents à la façon dont nous faisons notre travail, par exemple. Pour simplement pouvoir fonctionner dans le monde, nous devons utiliser une certaine présence attentive, c’est normal. Mais dans la pratique de la méditation bouddhiste, nous utilisons d’abord l’attention et la présence en relation avec un objet. Le Bouddha a recommandé différents objets de méditation qui sont des fondements sur lesquels baser notre méditation. Globalement ce sont : le corps, les sensations, les états mentaux et émotionnels, et les Dhamma, c’est-à-dire des objets de contemplation, de réflexion.
Demain nous parlerons de cela plus en détail mais, pour ce soir, je voudrais simplement vous donner un avant-goût de ce qu’est cette méditation. Prenez une posture confortable qui vous permette de rester trente ou quarante minutes assis sans bouger. Le corps est droit mais détendu, pas rigide. Dans la pratique du Bouddhisme, on parle beaucoup d’avoir un sentiment de juste équilibre. Simplement à la façon dont nous tenons notre corps, nous pouvons très rapidement prendre conscience de l’effort et de l’énergie que nous y investissons. Vous trouverez certainement plus facile d’avoir les yeux fermés pendant cette pratique; mais si vous êtes particulièrement fatigué, je vous propose de garder les yeux légèrement entrouverts, juste assez pour laisser passer un filet de lumière. Cela vous permettra de maintenir une attention éveillée pendant la durée de cette méditation.
Ce soir, au lieu d’utiliser un objet de méditation particulier comme la respiration, le corps ou un objet mental, nous allons observer ce qui se passe si nous laissons simplement l’attention se déplacer d’elle-même. Vers quoi va-t-elle se diriger si nous commençons, par exemple, par écouter les sons, utiliser nos sens ? Bien entendu, puisque je suis en train de parler, des sons arrivent à vos oreilles, mais quand je cesserai de parler, il y aura d’autres impressions sensorielles qui attireront votre attention. Donc ce soir, ne fixez pas votre attention sur un objet particulier — pas sur l’un des sens, pas sur le corps, pas sur les aspects mentaux de votre expérience. Laissez votre attention se déplacer librement, sans la manipuler avec la volonté ou l’intention. Voyez ce
que vous ressentez au niveau du cœur. Que se passe-t-il quand votre attention est aussi libre, aussi ouverte ? Peut-être y aura-t-il une résonance au niveau des sensations.
Pendant cette retraite, je souhaite simplement guider l’ouverture de votre attention mais, à partir de là, chacun suivra la direction que prendra sa propre attention. Il faudra simplement être très présent, très éveillé, pour voir dans quelle direction le mouvement de votre attention vous conduira.
Méditation guidée
Prenez conscience du moment où l’attention passe dans le domaine de la pensée sans, bien sûr, vous laisser piéger par les pensées. Vous remarquez simplement que l’esprit a tendance à prendre cette direction. Peut-être une chose que vous n’avez pas pu terminer vous revient à l’esprit et votre attention va être sollicitée dans ce sens. Mais qu’il s’agisse de pensées ou de sensations physiques ou sensorielles, laissez votre attention évoluer librement, n’essayez pas de la stabiliser ou de la manipuler d’une manière ou d’une autre. Vous restez très ouvert, pas contracté, à l’écoute de cette force très subtile à l’intérieur de votre esprit. Bien sûr, nous utilisons notre esprit toute la journée, mais généralement cela se fait de manière inconsciente, non observée. Ce soir, par contre, nous observons comment l’attention de notre esprit se déplace et nous restons présents à ses mouvements.
Quand vous remarquez que vous êtes perdus dans une pensée ou dans des impressions physiques ou sensorielles, ne vous laissez pas piéger ! Elargissez simplement l’angle de votre attention, restez dans un état d’ouverture et de curiosité par rapport à ce que le moment suivant va apporter. Vous voyez, il n’y a vraiment pas grand-chose à faire. En fait, il est bien mieux de se libérer de toute idée de « faire quelque chose » et de s’orienter simplement vers « la présence à ce qui est ». Cela paraît facile quand on le dit, mais c’est certainement plus facile à dire qu’à faire.
Prenez également conscience de ce que vous ressentez. Peut-être y a-t- il un certain malaise ou une insécurité. Peut-être, au contraire, vous sentez-vous très bien, très ouverts, très présents. Laissez simplement votre attention être consciente de ces ressentis.
Voyez si vous avez une claire conscience des objets de votre attention mais aussi de votre attention elle-même. En temps normal, nous sommes seulement conscients des objets de notre attention. C’est ainsi que cela fonctionne dans le monde. Mais ici, à travers cet exercice, nous essayons de prendre conscience, de ressentir ce qu’est l’attention en elle-même. A-t-elle une forme ? Une couleur ? Une odeur ? Comment la ressentez-vous ?
C’était un petit échauffement pour le week-end. J’espère que cette méditation vous a donné une certaine perspective. Les nouveaux auront peut-être été surpris car, normalement, on commence la méditation avec le support d’un « objet » de méditation comme la respiration. Mais le but de cet exercice était de vous donner le sentiment, la sensation de ce qu’est cette subtile qualité d’attention avec laquelle nous travaillons. Comme vous avez pu le voir et le ressentir, elle n’offre rien de tangible, rien dont nous puissions nous saisir, alors que la tendance de notre esprit est de vouloir quelque chose de solide, de concret. Même quand il s’agit du domaine de l’esprit, nous voulons avoir un objet stable sur lequel fixer notre attention et il existe effectivement une approche de la méditation qui propose cela. Je ne rejette pas du tout cette approche mais il arrive parfois que nous oubliions l’outil même qui nous permet d’être attentifs à quoi que ce soit — cette qualité d’attention elle-même — parce que notre attention s’attache toujours à un objet. C’est pourquoi il est bon parfois de se détacher, de s’éloigner de cette tendance de façon à observer et ressentir ce mouvement de l’attention, voir comment nous le vivons de l’intérieur, comment il fonctionne. Et nous établissons ainsi une relation avec l’attention, n’est-ce pas ?
Avez-vous des questions ?
Question : à un certain moment mon attention s’est posée dans la région du cœur et j’ai ressenti des picotements désagréables. Comment interpréter cela ?
C’est la réalité de ce moment pour vous aujourd’hui. Quand on pratique dans le contexte de l’attention présente, comme nous l’avons fait ce soir, le but est justement d’observer cette chose qui est consciente des picotements au niveau du cœur. Au-delà de l’attention aux picotements, c’est l’attention à cette qualité de perception.
Quand l’impression sensorielle est forte, comme c’était le cas ici pour
vous, l’attention est attirée par la sensation et elle se laisse absorber, de sorte que le mental prend le dessus et on commence à se poser des questions : « Quelle est cette sensation ? Je n’aime pas cela », etc. Cela se produit souvent quand les sensations sont désagréables ou que l’on a un rejet par rapport à une situation. Et dès que l’on exprime cette impression intérieurement : « Oh ! Je n’aime pas cela du tout ! », celle- ci s’intensifie encore. La façon juste d’agir dans cette situation est de se
« désengager » de la sensation et des sentiments qu’elle provoque, sans pour autant perdre le fil de l’attention; ouvrir délicatement l’espace autour de la sensation au lieu de se focaliser dessus.
J’espère que ce soir vous avez pu prendre conscience de la façon dont votre attention se déplace, du fait qu’elle a un mouvement, et du fait qu’elle a tendance à se déplacer vers les sensations ou les pensées fortes et à se focaliser dessus. On arrive parfois à en être vraiment agité.
Peut-être que la prochaine fois, au lieu de suivre cette tendance à vous laisser absorber par la sensation, vous pourrez élargir la qualité d’attention et observer ce qui se passe alors. Il sera intéressant de voir comment vous maintenez votre attention et comment vous la perdez. Tout cela est très, très subtil au point que le mot « maintenir » est trop lourd, trop matériel pour décrire cette capacité d’attention. On n’acquiert cette faculté qu’à force d’essayer, d’échouer et de recommencer encore et encore. Mais quand on réalise cette qualité de pleine attention, c’est une véritable révélation qui va permettre d’éviter beaucoup de souffrance inutile.
Question : Quand on pratique cette attention panoramique sans se fixer sur un objet particulier, peut-on dire que l’on est établi dans un état de conscience pure, au-delà de l’activité mentale ?
Certains enseignants de méditation utilisent effectivement le terme « pure conscience » ou « attention pure » pour parler d’une attention non orientée vers un objet particulier. Mais pour que l’attention soit vraiment pure, il faut qu’elle ne se laisse à aucun moment capter par un objet. On peut être conscient de l’apparition d’un objet, bien sûr, si quelque chose se produit au niveau du mental ou du cœur — une émotion ou un état mental — mais l’attention ne se laisse pas absorber par lui. Cela peut paraître facile mais en fait c’est tellement subtil qu’il est très difficile de ne pas se laisser prendre au piège. D’autant que nous sommes conditionnés par une vie entière d’habitudes, l’habitude
de poser notre attention sur tous les objets qui se présentent.
Il faut donc avancer lentement dans cette voie pour se défaire de cette habitude, sans non plus tomber dans l’extrême opposé qui consisterait à se perdre dans un vaste espace sans plus savoir où l’on en est. Cette approche engendre la confusion mentale, la personne sent qu’elle est désorientée et qu’elle n’est pas sur une voie correcte.
Reste encore à relier cette pratique à l’enseignement de base du Bouddha qui consiste à prendre conscience de quand, où et comment apparaît la souffrance. La façon dont nous utilisons l’attention est très liée à notre expérience de la souffrance. Alors, quand l’attention est pure, comme vous l’avez dit, on ne ressent pas la souffrance parce que l’on se détend, on s’en remet à cette qualité d’attention.
Il s’agit là d’une capacité que nous avons tous mais qui est dissimulée par l’habitude très ancrée de faire exactement le contraire, c’est-à-dire de nous fixer, de nous agripper à tout ce qui se produit au niveau du mental comme des stimulations sensorielles. Dans le Bouddhisme, on parle d’un « entraînement » des facultés du cœur-esprit car ce n’est pas quelque chose qui se produit automatiquement ou par la volonté. Il ne suffit pas de se dire : « Oh ! J’aimerais beaucoup avoir cette attention pure ! Etre tout le temps dans cet état-là » pour que cela se produise.
Nous devons donc être très honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes dans cette pratique; prendre conscience de notre mode de fonctionnement, voir si nous avons l’habitude de nous focaliser sur des pensées, si nous avons tendance à partir dans des états vagues de confusion mentale ou si nous avons besoin de suivre une démarche étape par étape qui nous sécurise.
Dans ce que le Bouddha a appelé « les fondements de l’attention », nous passons par tous les différents aspects de notre expérience en appliquant notre attention à des objets de méditation très précis. On travaille avec la respiration. On apprend à calmer l’esprit, à le concentrer. On apprend à se maintenir dans l’instant présent en fixant son attention sur un objet. En effet, si on suggère aux gens de garder une attention vaste et panoramique, très vite ils se sentent perdus. C’est trop demander. Cela ne signifie pas que cette approche de la méditation n’ait pas sa place mais il faut savoir quand l’appliquer. En fait, nous devons développer des capacités qui permettent de travailler
selon les deux approches : apprendre à pacifier l’esprit, à le concentrer, à établir un sentiment de présence — généralement en commençant par le corps — avant d’aller vers les zones plus subtiles de l’esprit. Dans certaines traditions bouddhistes, on pratique la méditation Vipassanā en nommant tous les phénomènes mentaux qui se présentent. Cela peut être une aide au départ mais il faudra finir par laisser tomber toutes ces béquilles mentales. Ensuite on aborde les choses de manière très ouverte en observant tout ce qui apparaît dans la conscience mais sans se focaliser dessus.
L’habitude de se fixer sur les phénomènes mentaux ou sensoriels qui apparaissent, se manifeste à chaque fois qu’il y a aversion / rejet, avidité / désir ou illusion / compréhension erronée des choses. Nous revenons donc au problème initial : quand, où et comment la souffrance apparaît-elle et que faisons-nous pour la renforcer et la maintenir ? Nous constatons que, quand l’attention ne se fixe pas sur un objet, même si quelque chose de déplaisant se produit ou si nous avons une sensation physique désagréable, ce n’est pas un problème. Ce n’est que dans le mouvement de saisie que la souffrance peut apparaître.
Question : Peut-on dire qu’il y a un processus de désidentification par rapport aux émotions ?
Je ne sais pas ce que vous entendez par « désidentification ». Cela ne signifie pas que l’on ne ressent plus d’émotions. On les ressent mais on ne se les approprie pas. On ne se dit pas : « C’est moi qui ressens cela » parce que dès, que l’on se dit cela, on a mal; on a vraiment mal.
Question : Quelle est la différence entre l’attention et la conscience de l’attention ?
En fait, les termes « attention » et « conscience » sont quasiment interchangeables. Ils se distinguent quand ils pointent vers un objet. Ainsi on parle de l’attention au corps, l’attention aux sensations, l’attention aux états mentaux, etc., mais il y a aussi une forme d’attention, que l’on peut appeler conscience » — pour la distinguer de l’autre — qui a pour particularité de ne pas avoir d’objet. Mais on pourrait aussi l’appeler « l’attention sans objet ». L’esprit est déjà « plein »1, donc on n’a pas besoin de le fixer sur un objet extérieur; on peut se reposer dans cette présence à lui-même. On peut même dire que la véritable attention c’est la vacuité car elle est vide de l’impulsion
habituelle de saisie que peut avoir l’esprit. Quand on réalise cette expérience, le cœur est réellement plein mais certains diraient que c’est l’expérience de la vacuité.
Tout cela est assez subtil et, pour ce soir, il est inutile de trop s’en préoccuper. Notre approche doit être progressive, pas à pas. Pour l’instant, nous devons prendre conscience de deux choses : premièrement, du moment où nous nous laissons absorber par les impressions qui vont engendrer la souffrance; et deuxièmement, du mouvement de notre attention qui peut nous libérer de cette tendance. Il ne s’agit pas d’essayer de trouver « l’attention pure » par la volonté, ce qui est tout à fait impossible parce que ce n’est pas un objet de l’esprit. En étant attentif aux objets, on peut, par contre, apprendre à voir la tendance à la saisie mentale et apprendre à s’en dégager.
C’est ce que nous allons explorer demain et dimanche, au travers de l’expérience directe plutôt qu’en théorie. Nous verrons ce qui se passe, nous échangerons sur votre expérience en gardant l’esprit très ouvert. Plutôt qu’à venir écouter un enseignement, je vous invite à explorer ensemble le fonctionnement du corps et du mental, sans rien exclure, avec la curiosité du débutant, la curiosité des enfants. Vous avez certainement entendu ces questions d’enfants à propos d’une chose qui paraît très normale mais en les entendant on se dit : « Tiens ! Je ne m’étais jamais posé cette question ! » De même, demain, vous pourrez vous demander : « Qu’est-ce que cet esprit ? Qu’est-ce que ce coeur ? » Ou plutôt : « Quelle est mon expérience personnelle de ce qui se passe là-dedans ? »
Si cela vous intéresse, je crois que vous êtes au bon endroit pour faire cette exploration !
1 Etymologie du mot anglais employé pour parler de l’attention, « mindfulness » : littéralement « le fait que l’esprit soit plein ».
DEUXIÈME JOUR
Matinée
Bonjour à tous. Soyez les bienvenus à ce week-end !
J’ai pensé commencer la journée par un Parittā chanting, une récitation de prières auspicieuses, de protection. Ce sera assez bref. Il y aura d’abord la formule d’hommage au Bouddha, et puis les Trois Refuges et puis un de ces Parittā chanting que l’on chante traditionnellement, dans le Bouddhisme Theravāda, à des occasions particulières, comme par exemple à la naissance d’un enfant ou pour bénir l’union de deux êtres après un mariage. Nous avons même récemment chanté ces bénédictions à l’occasion d’une cérémonie de funérailles, ce qui n’est pas traditionnel, mais la situation était particulière : ces funérailles étaient une réunion joyeuse parce que la personne qui était décédée était quelqu’un de très bon qui avait fait des choses belles et extraordinairement généreuses dans sa vie.
Le but de ces chants traditionnels est de souligner, d’amener à la conscience de chacun, le fait que l’occasion est unique et spéciale. Et ce week-end est aussi une occasion spéciale. Quand un groupe d’une vingtaine de personnes comme cela est prêt à consacrer du temps et des efforts à un processus d’Eveil, on peut dire que c’est une occasion spéciale. Même si vous ne vous sentez pas encore bien réveillés ou si vous êtes un peu fatigués, ce qui importe c’est la motivation, l’intention que nous avons de prendre une certaine direction, tant pour ce week- end que pour notre vie en général. Et je pense qu’il est important de prendre conscience de cette bonne intention en la soulignant, notamment avec ce Parittā chanting.
❖ ❖ ❖
Je vais commencer par vous donner une idée générale ce que nous allons faire ce week-end, la direction que va prendre notre exploration. Comme vous le savez, le titre donné à ce week-end est : « Entrer dans une nouvelle réalité » et vous vous demandez peut-être ce que cela signifie. J’ai délibérément choisi ce titre, car il donne aussitôt un sentiment d’espace, il n’implique pas de réponse figée et surtout il pose la question : qu’est-ce que la réalité pour chacun de nous ? Et s’il y a
une « nouvelle réalité », qu’est-ce que son contraire, la « vieille » réalité ? Cela signifie-t-il qu’il va falloir abandonner une réalité pour entrer dans l’autre ?
Dans le contexte bouddhiste, je précise tout de suite que cette « nouvelle réalité » est libre de désir, d’aversion et d’ignorance. Parce que tous ici, nous serions d’accord pour reconnaître que notre façon normale d’appréhender la réalité est toujours assez problématique, toujours « défectueuse », pour ainsi dire. Dans le contexte du Bouddhisme, nous disons qu’il s’agit là de l’expérience de dukkha. Dukkha est généralement traduit par le mot « souffrance » mais en réalité le sens de ce mot est plus vaste et plus profond que ne le laisse supposer le simple mot de « souffrance ». Il représente le sentiment d’insatisfaction enfoui au plus profond de l’existence conditionnée. Bien entendu, l’existence conditionnée n’est pas nécessairement associée à la souffrance mais dès que l’on naît dans ce monde sous la forme d’un être humain, on peut supposer que cela implique un minimum d’insatisfaction. En fait, pour la plupart d’entre nous, c’est un peu plus qu’un « minimum ». Nous ressentons parfois, au quotidien, des formes extrêmes de souffrance.
La façon bouddhiste d’expliquer cela est que nous sommes nés dans ce monde en conséquence de choses que nous avons créées ou fabriquées avant cette vie elle-même. On peut alors se dire : « Quelle catastrophe ! Parce que j’étais ignorant, j’ai créé des conditions qui m’ont amené à cette vie-ci, je me retrouve dans exactement les mêmes conditions que celles qui m’ont amené là. » Pourtant, nous devons nous souvenir que naître en tant qu’être humain, sous la forme d’un homme ou d’une femme, est en fait une grande chance. Il y a, dans la littérature bouddhique, des images très fortes pour montrer la chance que représente une vie humaine. J’ai une image qui me vient à l’esprit; elle n’est pas liée au Theravāda mais elle est très percutante. C’est l’image d’une tortue aveugle qui nage dans l’immensité de l’océan et dans cet océan flotte également un grand cerceau en bois. La tortue peut respirer très longtemps sous l’eau, de sorte que ce n’est que tous les cent ans qu’elle sort la tête hors de l’eau et, bien sûr, ce n’est que très, très rarement qu’elle va sortir la tête précisément à l’intérieur du cerceau alors qu’ils sont tous deux dans ce vaste océan. Pouvez-vous imaginer combien d’occasions il va y avoir pour que cette tortue sorte la tête au milieu du cerceau ? Eh bien, elle a autant de chances d’y arriver qu’un être en a de naître sous une forme humaine.
A voir l’expression de vos visages, je n’ai pas l’impression que vous y croyez ! Mais ces histoires ont toutes un sens, n’est-ce pas ? Et si cette histoire nous fait prendre conscience d’une seule chose, elle aura rempli sa fonction : apprécier ce que nous avons. Dans notre monde occidental, nous avons tendance à nous attarder et à nous lamenter sur ce que nous n’avons pas. Nous sommes de grands penseurs, nous avons des notions de psychologie et puis, bien sûr, nous nous lançons dans l’aventure spirituelle en explorant la vie intérieure au moyen de pratiques spécifiques. Mais ce que nous avons tendance à voir, c’est tout ce qui ne va pas chez nous, n’est-ce pas ? Dès que quelqu’un émet l’idée de suivre une voie de purification ou de perfection, ou d’Eveil, ce que nous nous disons, c’est : « Oh ! Mais je n’ai aucune des qualités requises pour atteindre ce but. »
De manière générale, il n’y a pas de mal à avoir une image claire et réaliste de notre réalité intérieure. Nous devons être honnêtes avec nous-mêmes, nous devons voir les schémas habituels que nous avons emmagasinés dans notre psyché, dans notre esprit. Cela signifie reconnaître certaines faiblesses que nous avons; tout le monde a ses faiblesses, c’est naturel. Mais admettre ses faiblesses doit être placé dans le contexte de ce que nous avons de bon.
Dans cet esprit humain, nous avons des facultés humaines, nous avons l’intelligence, nous avons un cœur qui ressent les choses et chacun de nous a certainement déjà fait de très belles expériences dans la vie. Vous avez certainement tous déjà fait l’expérience du sentiment qui naît dans une relation amoureuse. Vous avez tous ressenti la compassion qui apparaît spontanément quand on voit quelqu’un souffrir, ou quand la télévision montre des gens dans des situations de souffrance terrible. Vous avez tous également ressenti de la joie quand un ami reçoit une excellente nouvelle, une joie égale à ce que vous auriez ressenti si cela vous était arrivé à vous.
Voilà toutes les belles choses que le cœur humain est capable de ressentir encore et encore, n’est-ce pas ? Dans un sens, on pourrait dire que ces expériences sont comme des messagers de l’esprit éveillé. Parce que, dans un esprit éveillé, ressentir de l’amitié bienveillante, de la compassion, de la joie altruiste est quelque chose de naturel; ces sentiments apparaissent naturellement. Chez une personne non encore complètement éveillée, ces sentiments sont donc comme un avant-goût de l’Eveil. Et nous savons tous combien ils sont agréables.
Mais, bien sûr, la différence entre un esprit éveillé et un esprit non encore éveillé, est que les sentiments éprouvés — l’amour, la compassion, la joie — sont encore conditionnés par les circonstances. Les circonstances peuvent être liées à une autre personne ou à une certaine humeur, un état d’esprit du moment. Parfois nous sommes tellement pris par nos propres soucis que nous ne sommes même plus capables de nous ouvrir aux nombreuses sources de joie et de compassion, même dans le monde conditionné. Nous pouvons être déprimés au cœur même du plus beau des paysages, du plus beau des couchers de soleil, sans en être conscients. En général, nous ne sommes pas dans des états extrêmes de dépression comme cela, mais nous fonctionnons sur un mode « médiocre », pourrait-on dire. Nous nous perdons dans nos pensées, dans nos processus mentaux, nous remâchons des expériences passées, ou encore nous planifions l’avenir. Nous avons tous beaucoup d’habitudes, de stratégies, pour éviter le moment présent. Cette habitude d’éviter le moment tel qu’il est, est à la racine d’une grande partie de notre souffrance existentielle. Et comme c’est une habitude très profondément ancrée en nous, nous n’en sommes quasiment pas conscients; c’est devenu la réalité « normale », dans laquelle nous vivons la plupart du temps. Alors quand quelque chose de spécial se produit, quand nous rencontrons quelqu’un de spécial, nous sortons de ces schémas et soudain toutes les qualités positives émergent : l’affection, la compassion, la joie. Souvent nous pensons que la personne ou la situation est responsable de ces réactions positives et, dans un certain sens, il est vrai que c’est ce qui a déclenché l’apparition de ces sentiments — mais les sentiments apparaissent dans notre propre cœur, n’est-ce pas ? Ils sont là, en nous. Et si, en plus, il y a des affinités entre deux ou plusieurs personnes, cela peut occasionner une expérience très forte.
Vous avez peut-être déjà vécu cela : une pièce pleine de gens portés par un sentiment de joie. Par exemple, quand des personnes sont réunies autour de grands musiciens, on peut sentir dans la pièce la joie partagée; c’est une très grande force, n’est-ce pas ? Mais cela dépend toujours des conditions extérieures : un de nos sens est stimulé — par exemple l’ouïe — et puis le cœur réagit positivement. Il s’agit donc d’une expérience conditionnée alors que, dans le Bouddhisme, nous essayons de nous rapprocher d’une Réalité qui ne soit pas dépendante des conditions.
Le Bouddha nous a assurés que toutes ces sublimes qualités que sont l’amour, la compassion et la joie altruiste, font partie du cœur humain
et n’ont pas besoin d’être stimulées par quelque chose d’extérieur. Il a passé beaucoup de temps et d’énergie à nous expliquer comment nous pouvons nous ouvrir à cette autre réalité par nous-mêmes. Etant très réaliste, le Bouddha a établi de solides fondations et, sur ces fondations, il a construit l’édifice de son enseignement. Traditionnellement on les appelle : sīla, samādhi et paññā. La première des trois fondations de la pratique, comme les racines profondes d’un gros arbre, est donc sīla, l’éthique, le comportement moral, que parfois les gens n’estiment pas forcément nécessaire ou important. En Occident, en particulier, il y a beaucoup de confusion dans le domaine de l’éthique. Les gens sont las d’entendre le mot « moralité » qui a pris une connotation négative liée à des sentiments de culpabilité, à ces lois qui imposent « Tu ne feras pas … » Bien sûr, les gens n’aiment pas cela et c’est peut-être une bonne chose que de refuser ce type de moralité imposée. Je pense que, de nos jours, beaucoup d’êtres humains sont plus avancés dans ce domaine; ils n’ont plus besoin que leur soient imposées des lois extérieures. Ils utilisent leur propre intelligence pour savoir ce qui est juste au niveau de l’action, de la parole et de l’esprit.
Dans l’éthique bouddhiste, sīla est toujours lié aux deux autres fondements de l’enseignement : samādhi, le développement de la concentration mentale, et paññā, la sagesse. Nous devons donc toujours évaluer par nous-mêmes comment nos actions, nos paroles et nos pensées sont liées au développement du calme intérieur et de la clarté ou de la sagesse. Et quand on y est attentif, on constate qu’il y a effectivement un lien direct entre l’éthique — la façon dont nous nous comportons dans le monde, dans notre vie — et ce que nous vivons à l’intérieur, en particulier quand nous méditons. Nous réalisons que, dès lors, ces racines dont nous parlions, s’enfoncent plus profondément dans le sol, ce qui signifie que tout cet édifice spirituel devient plus stable. Pas de manière rigide comme ces immeubles construits dans les années 1960 qui ont l’air solide parce qu’il y a beaucoup de béton mais où des fissures apparaissent dans les murs parce qu’il n’y a pas de souplesse dans la structure. Par contre, la profondeur des racines de l’éthique bouddhique signifie qu’il y a de la place pour la flexibilité. Pour les Préceptes, par exemple, il y a une certaine souplesse qui nous permet d’y réfléchir et de voir comment ils s’appliquent à notre vie personnelle.
Quant aux deux autres aspects, samādhi et paññā, j’aimerais les pratiquer un peu avec vous ce week-end, étape par étape. Je vais
introduire quelques exercices, quelques méthodes de méditation, de façon à pouvoir développer ce que j’ai mentionné hier soir : d’une part, préparer nos outils mentaux — c’est l’aspect de samādhi, de la concentration, la pacification du mental, que nous devons arriver à faire nous-mêmes, car un esprit éparpillé, non concentré, aurait du mal à développer la compréhension juste des choses. Même si les exercices donnent l’impression que nous divisons les choses — le travail sur la concentration et le développement de la vision pénétrante
—, les deux vont ensemble, comme la paume et le dos de la main. Si on regarde d’un côté, on ne voit que la paume et, de l’autre côté, on ne voit que le dos mais les deux font partie de la même main. C’est une question de perspective. De manière très concise, on peut dire que cela permet de voir comment on peut aborder le développement mental sur la Voie bouddhiste.
Nous allons maintenant être un peu plus concrets. Prenez, si vous le voulez bien, une posture de méditation qui vous convient, le dos droit mais détendu.
Il est toujours bon de commencer par prendre conscience du corps. On peut considérer que le corps est, d’une certaine manière, notre fondation, donc c’est là que nous établissons notre attention et notre présence consciente. Il arrive que ce ne soit pas si facile. Il peut y avoir des événements qui nous traversent l’esprit. Nous avons donc besoin de quelques « moyens habiles » pour nous enraciner dans le corps.
Une des techniques rapides pour cela consiste à utiliser la visualisation. Essayez d’imaginer, avec votre œil intérieur, une ligne verticale qui traverse votre corps en son centre, depuis le haut du crâne jusqu’en bas, là où votre colonne vertébrale est posée en assise. Avec un peu d’imagination, permettez à cette ligne de continuer à descendre vers le bas, dans le sol et aussi un tout petit peu au-delà du sommet de votre tête. C’est un petit exercice très simple qu’il est possible de faire dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Visualiser pendant quelques minutes cette ligne centrale au milieu du corps, depuis le haut du crâne jusqu’au sol et au-delà.
A partir de là, nous pouvons prendre conscience des sensations dans le reste du corps : les impressions agréables et désagréables. Dès le départ, nous nous établissons dans une attitude d’observation : nous nous contentons d’observer ce qui se passe en prenant pour base notre enracinement dans le corps, de façon à ce que notre attention ne flotte
pas dans un espace de vacuité.
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Plus les minutes passent et plus nous devenons conscients d’autres processus intérieurs : une activité mentale ou bien des sentiments, des émotions qui apparaissent. Il est important d’avoir une attitude juste par rapport à ces phénomènes. Nous n’essayons pas d’y résister ou de nous en débarrasser s’ils sont désagréables. Nous prenons simplement conscience de ce qu’est notre réalité en cet instant précis. Même si nos pensées sont très lourdes ou très sombres, nous avons en nous cette qualité d’attention, de présence attentive qui peut être simplement consciente de ce qui se présente.
Donc dès le départ, nous pouvons dire que nous prenons refuge dans cette qualité d’attention et de présence, alors que d’habitude nous prenons refuge dans les objets et nous nous perdons dans des humeurs négatives ou dans un train de pensées. Donc de cette manière nous restons très présents : nous partons du corps, nous sommes attentifs aux sensations qui se présentent; nous pouvons même le faire de manière systématique. Nous pouvons renforcer le sentiment d’enracinement dans le corps en faisant un balayage de la surface du corps. Très lentement, nous faisons descendre notre attention à partir du sommet du crâne sur le visage, le cou, le tronc … et on continue comme cela jusqu’au bout des orteils sur la face avant du corps. Ensuite on remonte en glissant sur l’arrière du corps depuis la plante des pieds, l’arrière des jambes, le dos et jusqu’en haut de la tête.
Cela peut être fait relativement rapidement mais aussi très, très progressivement, centimètre par centimètre et il est important pour chacun de découvrir le rythme qui lui convient le mieux — autrement dit, ce qui nous aide le mieux à garder notre attention posée sur les sensations corporelles. Certaines personnes constatent que, si elles vont trop doucement, elles se laissent emporter par des pensées et perdent leur concentration. Dans ce cas, il faudrait aller un peu plus vite. L’important est de garder le contact avec la sensation de ce que l’on observe. Si, par contre, on va trop vite parce que l’on s’agite et que l’on est impatient, il faut ralentir autant que possible mais sans se forcer. Nous ne sommes pas ici aujourd’hui pour nous forcer ou forcer notre esprit à quoi que ce soit. Si vous êtes nouveaux, vous ne savez peut-être pas encore mais vous allez le découvrir très rapidement : si vous vous forcez ou si vous forcez votre esprit dans l’espoir d’atteindre
un état que vous aimeriez avoir, par exemple, et même si vous essayez de chasser l’état d’esprit le plus déplaisant qui soit — ce qui pourrait paraître une bonne chose — cela ne fera que créer plus de stress et de souffrance en vous. C’est pourquoi je vous propose de vous établir dans cette observation et de vous détendre dans cette forme de pratique. Ne soyez pas trop détendus tout de même; il faut trouver la juste dose d’énergie à appliquer et cela peut prendre un peu de temps à ajuster. Si vous constatez que vous avez tendance à vous endormir, il sera nécessaire de pousser un peu votre énergie, d’ouvrir les yeux pour ne pas vous laisser sombrer dans un état mental éteint et terne.
Dès le début de cet exercice, vous pouvez avoir une idée de comment vous réagissez face à ce dont nous faites l’expérience. Vous voyez tout de suite ce que vous aimez et ce que vous n’aimez pas ainsi que la résistance à ce que vous n’aimez pas et la tendance à vous saisir de ce que vous aimez et le désir d’en obtenir davantage. Et si on est vraiment conscient de cela, si on le voit clairement, c’est là que la connaissance s’acquiert. Il s’agit de se trouver très précisément au bord de l’instant, avant de tomber dans l’un ou l’autre extrême : l’extrême de la saisie et du désir, ou l’extrême opposé qui consiste à éviter, à se défendre ou à repousser ce qui est.
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Je vais maintenant vous dire quelques mots sur la méditation en marchant.
Le Bouddha a parlé de quatre postures de base de méditation : assis, couché, debout et en marchant. Nous pouvons prendre cela littéralement mais c’est aussi une métaphore. Cela signifie que nous pouvons développer l’attention, la présence consciente, dans tout ce que nous faisons, quelle que soit notre posture.
Mais comme aujourd’hui nous pratiquons la méditation formelle, nous allons prendre l’enseignement du Bouddha à la lettre. Donc après avoir pratiqué la méditation en position assise, nous allons pratiquer la méditation « en marchant ». Par ailleurs, quand on pratique en marchant, on a aussi l’occasion d’être en position debout, et quand on s’allonge pour se reposer, après déjeuner ou le soir, on peut encore pratiquer cette méditation de façon à maintenir l’attention de manière continue.
Pour l’instant, nous allons pratiquer en marchant. Il faut d’abord
trouver un sentier d’une vingtaine de mètres. Comme il ne s’agit pas d’une promenade, nous délimitons l’espace de notre marche par un point de départ et un point d’arrivée — deux arbres par exemple. Ensuite nous marchons lentement d’un point à l’autre. Comme pour la méditation assise, nous allons essayer de garder notre attention centrée dans le corps. Même si le mental est rapide et veut nous entraîner ailleurs, nous replaçons à chaque fois notre attention dans le corps. L’environnement naturel va nous aider. Nous pouvons être debout face à un arbre et le regarder sans nécessairement penser. Nous n’allons pas nous dire : « Quel type d’arbre est-ce ? Est-il en bonne santé ? Est-il habité par des écureuils ? » Nous nous limitons à observer les impressions qui émergent quand on est simplement là debout, face à cet arbre, et cette observation tranquille agit sur notre esprit.
Il y a deux jours, nous avons fait une sortie aux Calanques. Nous avons traversé Marseille et l’image visuelle de toute la circulation, des nombreuses voitures qui roulaient dans un sens et dans l’autre, a eu un effet sur mon esprit. Je vis habituellement dans un petit village de montagne en Suisse, dans un environnement très calme, alors quand je me retrouve en ville, mon esprit devient un peu comme la circulation : il part dans toutes les directions. Et puis il y avait d’autres impressions sensorielles, les panneaux partout, les gens et toute la complexité de la vie de la ville. Quand on est arrivé au bord de la mer aux Calanques, j’ai senti le contraste. J’ai regardé la mer et j’ai eu un grand soupir de soulagement. En revenant ici aussi, quand je regarde les arbres, je sens la stabilité, l’enracinement et cela me touche. Ce n’est pas aussi impressionnant que la mer mais c’est une force, une stabilité.
Donc, consciemment, nous permettons à ces arbres, à cet environnement paisible, de nous toucher, de nous enraciner. Ce qui est merveilleux c’est que nous n’avons rien à faire. Nous n’avons pas besoin de nous saisir de la mer ou de l’arbre pour ressentir leur paix. Je sais que certaines personnes aiment prendre les arbres dans leurs bras mais ce n’est pas nécessaire. Il suffit de ressentir comment la présence des arbres touche l’être tout entier. Nous observons un effet subtil : nous sommes apaisés, plus centrés sur nous-mêmes. C’est pourquoi, en Thaïlande, les bons monastères de méditation sont tous situés dans une forêt. Malheureusement, beaucoup d’arbres ont été coupés et ces merveilleuses forêts disparaissent vite, mais il faut espérer que la tradition de la forêt pourra être préservée dans cette partie du monde. Je pense que, de plus en plus, les gens apprécient
l’environnement naturel et la façon dont nous pouvons nous relier à lui. Il y a de grandes chances pour que nous en bénéficiions à l’intérieur comme à l’extérieur.
Il est important, pendant la méditation en marchant, d’être conscient des mouvements du corps. On avance donc assez lentement mais pas trop. L’important est d’être conscient, de poser l’attention sur le mouvement du corps et, en particulier, sur la partie inférieure : les jambes et plus encore les pieds, surtout au moment où ils entrent en contact avec la terre. Vous constaterez aussi, au bout d’un petit moment, que cette attention apporte également un effet apaisant sur l’esprit et le cœur. Au début, vous verrez peut-être que des pensées continuent à agiter le mental, mais en posant l’attention sur le bas du corps et sur vos pieds, vous remarquerez que cette activité mentale ralentit progressivement.
C’est quelque chose que nous ne pouvons pas forcer — un peu comme quand on est face à la mer ou à un arbre : on laisse l’impression se produire et agir. Par contre, ce que l’on peut faire quand on prend conscience que l’esprit s’égare, c’est se souvenir de l’intention initiale de cet exercice : apporter son attention au corps et ressentir le simple fait de marcher. Simplement marcher. Cela paraît facile mais notre expérience est parfois plus complexe. C’est l’esprit qui complique une chose simple que nous faisons tous chaque jour. En fait, c’est justement parce que cette activité est si simple, qu’elle fait émerger des résistances, de l’agitation, du stress ou des états émotionnels comme l’ennui, la confusion mentale ou même la colère. On peut s’énerver en se disant : « Mais à quoi tout cela sert-il ? »
Quand on se retrouve pris dans ces réactions mentales, on peut soit les suivre — et on risque de s’y perdre — soit observer avec intérêt : « Tiens ! Cette méditation éveille de la colère en moi. » A ce moment-là, on ne résiste pas à la colère, à l’ennui, etc. On continue à marcher et on voit les énergies s’exprimer. La similitude avec la méditation assise vient du fait que l’on essaie de trouver une façon de ne pas se laisser piéger par des schémas habituels de pensée ou d’émotion.
Au début, nous essayons simplement de coexister en paix avec tout ce qui peut se produire. Nous apprenons ainsi à ne pas céder aux tendances habituelles d’attirer ce qui nous plaît et de repousser ce qui nous dérange. Nous prenons également conscience que, en temps normal, ces tendances nous dirigent constamment. C’est précisément
l’espace que nous voulons sentir, cet espace d’attention et de présence consciente. Nous avons là un aperçu de la liberté, la liberté de ne pas être piégés par les phénomènes et les situations.
Soirée
Toute la journée je vous ai laissés en contact avec vous-mêmes pour que vous ayez une expérience concrète et directe de la méditation, mais maintenant nous pouvons aborder des questions liées au Dhamma, le contexte bouddhiste de cette retraite. Tout est ouvert. Vous pouvez poser vos questions.
Question : A propos de l’attachement. Je suis mère d’un enfant de sept ans et je me rends compte que dans la relation avec mon fils il y a de plus en plus de peur, d’anxiété, de colère et de culpabilité. J’ai le sentiment de ne pas savoir faire la différence entre attachement et amour bienveillant. C’est une grande souffrance pour moi mais aussi pour mon fils.
Sachez déjà que vous n’êtes pas seule dans ce cas. Nos relations avec nos proches sont toujours complexes du fait de l’attachement mais aussi de l’amour et la compassion, cela fait partie de notre condition humaine. A moins que le parent ou l’enfant soit un être totalement libre et éveillé, cela se produit tout le temps.
Donc, dans un premier temps, il faut déjà accepter que c’est humain, mais ensuite on peut se poser la question : « Suis-je en train de compliquer les choses ? D’y accorder plus d’importance que nécessaire
? » Il arrive souvent que les parents, et en particulier les mères, se sentent coupables de ne pas être parfaits. Un parent se sent souvent plein d’amour, d’émotions pures, pour son enfant, et il n’imagine pas que d’autres émotions, surtout des émotions négatives, puissent intervenir.
Mais c’est aussi le rôle des enfants de nous montrer nos limites — enfin, ce n’est pas vraiment leur rôle mais nous pouvons voir les choses positivement sous cet angle. Certaines personnes disent qu’ils considèrent leurs enfants comme leurs maîtres; ce n’est pas une mauvaise approche. En effet, les enfants font prendre conscience à leurs parents de ce qu’ils doivent observer en eux et lâcher : la colère, la peur, le désespoir de ne pas être parfait, tous les « je devrais » et « je
ne devrais pas » qui entrent dans la relation parent-enfant.
Les enfants ont le don inné de mettre le doigt sur le point faible de leurs parents sans même le vouloir. Ils cherchent à se situer par rapport à eux. Avant d’être moine, j’ai eu l’occasion de côtoyer des enfants et grâce à cette petite expérience, j’ai appris que, quand on est très vrai — quitte à admettre ses propres émotions négatives ou à s’excuser — ils comprennent. Ils apprécient que la communication soit très claire et ouverte : « Je sais, je me suis mis en colère, je n’aurais pas dû et je le regrette. » Je crois qu’un enfant reconnaît tout de suite la sincérité et qu’il l’apprécie.
Certains parents trouvent difficile de s’excuser ainsi devant leurs enfants. Ils se disent qu’en tant qu’adultes, ils sont ceux qui savent, ceux qui sont raisonnables, tandis que l’enfant est censé être irrationnel; ils se doivent de maîtriser les choses et de ne pas permettre aux enfants de se comporter comme des sauvages. Mais les enfants sont justement tout à fait capables de réveiller en nous toute l’irrationalité possible et de la faire remonter à la surface. Je pense que ce n’est pas mauvais qu’un enfant le voie et qu’il comprenne que cela fait souffrir d’avoir des émotions négatives. Je ne pense pas que l’on perde son autorité de parent en agissant ainsi. Au contraire, on établit une véritable autorité basée sur l’authenticité, l’honnêteté et la vérité. L’enfant comprend que nous l’aimons, que nous veillons à son bien- être mais aussi au nôtre. Il comprend que nous travaillons sur nos imperfections. Mon expérience m’a prouvé qu’il y a quelque chose chez les enfants qui réagit bien à cette attitude, qui l’accepte volontiers.
Voilà tout ce que je peux dire, étant donné mon expérience limitée de l’éducation des enfants.
Question : A partir de quel âge un enfant a-t-il assez de maturité pour commencer à méditer ?
C’est difficile à dire. Les enfants sont tellement différents les uns des autres. Il y a de jeunes adolescents qui viennent méditer à notre monastère — ils doivent avoir autour de treize ans — et il me semble que c’est le plus jeune âge possible pour méditer, du moins à la façon dont nous l’entendons en tant qu’adultes.
Mais je ne pense pas qu’il soit bon de pousser un enfant à pratiquer la méditation comme un adulte, de manière formelle. Par contre on peut l’encourager, très jeune, dès quatre ou cinq ans, à développer
l’attention et la présence. Par exemple, quand un enfant est très fâché et qu’il fait un gros caprice, qu’il hurle et se roule par terre, ce n’est pas le moment de parler de méditation ni même d’attention mais, si vous êtes un parent sage, une fois la crise passée, vous pouvez lui dire : « Mais qu’est-ce qui s’est passé ? D’où est venu ce monstre ? » A ce moment-là, vous n’accusez pas l’enfant d’avoir été vilain ou d’avoir fait un caprice, vous l’invitez simplement à explorer : « Comment ce monstre est-il entré dans la pièce ? D’où venait-il ? »
Je pense que l’on peut avoir des conversations très intéressantes avec les enfants comme cela, en particulier si l’on est soi-même prêt à admettre que l’on a aussi des monstres de ce type en nous. On peut dire à l’enfant que, pour les adultes, laisser sortir leurs « monstres » en public n’est pas acceptable, contrairement aux enfants, mais qu’ils le font tout de même plus discrètement. Il est intéressant d’explorer avec les enfants comment on peut agir quand les monstres des émotions négatives apparaissent.
Mais je n’appellerais même pas cela une pratique de l’attention. Plutôt être simplement conscient des causes et des conditions qui peuvent amener à certains états mentaux et émotionnels. D’autre part, les enfants n’aiment pas souffrir non plus. On peut donc parler aussi avec eux de la façon dont les crises de colère engendrent des états désagréables dont nous souffrons.
Bien sûr, un enfant va peut-être dire : « Tout ça, c’est de ta faute. C’est parce que tu m’as forcé à aller faire les courses avec toi. » Ou bien : « C’est parce que tu as refusé de m’acheter le jouet que je voulais. » Mais on peut répondre : « Peut-être que ce n’est pas entièrement lié à cela. Tu peux avoir l’impression que c’est seulement à cause de mon refus mais … »
Si le parent est vraiment attentif à laisser l’enfant explorer ainsi son monde intérieur, il va l’aider à développer de solides fondations d’attention et une bonne capacité à réfléchir sur lui-même. Un enfant doté d’un parent qui lui permet de réfléchir ainsi sur ce qu’il ressent, a beaucoup de chance. Même si on n’appellera pas cela de la méditation, c’est tout de même un aspect très important de la méditation.
Question : Peut-être que le plus important n’est pas l’âge auquel on commence à méditer mais plutôt trouver un maître ou encore comprendre le véritable sens de la pratique, n’est-ce pas ?
Cela vient plus tard. Dans notre vie, nous avons plusieurs maîtres, tout au long de la vie. Les premiers maîtres d’un enfant sont ses parents. En grandissant, il cherche au-delà de la famille, il a des maîtres à l’école, bien sûr et ensuite, s’il s’intéresse à la dimension spirituelle, le maître spirituel entrera en jeu — un guide qui l’accompagnera sur la Voie.
Question : Y a-t-il des écoles bouddhiques comme il y a des écoles catholiques ou coraniques ? Y a-t-il un enseignement spécifique au Bouddhisme ?
Ce type d’école se développe lentement actuellement en Occident. Par exemple, en Suisse, il y a une école où vont les enfants de Bouddhistes d’origine asiatique. En Angleterre, où nos racines sont plus anciennes qu’en Suisse, il y a plusieurs réunions annuelles de familles de pratiquants occidentaux bouddhistes. Les enfants et leurs parents assistent à ces rencontres qui ont lieu dans un monastère bouddhiste, plusieurs week-ends dans l’année. Il y a aussi un grand camp de vacances l’été.
C’est l’occasion, pour les enfants, de voir un environnement qui est très important pour leurs parents et d’avoir un contact avec des moines et des nonnes. Ils écoutent des enseignements qui leur sont destinés et puis ils adorent les cérémonies ! Depuis vingt ou trente ans que les monastères pratiquent cela, ils ont développé des activités que les enfants apprécient vraiment … au lieu d’essayer de les transformer en petits Bouddhistes ! Le simple fait de les exposer à cet environnement monastique, de leur faire rencontrer des moines et des nonnes qui sont des gens un peu différents de ceux qu’ils rencontrent d’habitude, revient à planter des racines saines chez les enfants et à leur donner confiance dans la bonté fondamentale de l’être humain. Ceci est très important car les enfants sont souvent confrontés à beaucoup de négativité dans le monde. Ils ont aussi besoin de toutes ces règles de moralité saine et de ces influences positives au-delà de la famille.
Mais je pense que les choses ne vont pas s’arrêter là. Si vraiment le Bouddhisme finit par s’implanter dans la culture occidentale, inévitablement les enfants seront impliqués dans ce qui aura intéressé leurs parents. Pour l’instant, la plupart du temps, la pratique du Bouddhisme est limitée aux adultes : on fait des retraites de méditation et on laisse les enfants à la maison. Parfois on va même en retraite de méditation pour échapper à la famille — mais ce n’est pas la bonne motivation ! Cette démarche doit partir d’une authenticité intérieure et
il ne faut pas sous-estimer l’impact qu’elle peut avoir sur les enfants. En effet, nous savons de manière intuitive que les enfants n’absorbent pas tant les paroles et les conseils qu’ils reçoivent — « Fais ceci et ne fais pas cela » — que ce que nous sommes, nous, en tant qu’êtres humains. Autant qu’ils le peuvent, ils absorbent ces influences de leurs parents et de leurs grands-parents. C’est pourquoi les adultes ont une grande responsabilité. Il est bon qu’ils cultivent leur monde intérieur parce que c’est cela qu’ils transmettent à leurs enfants.
Question : Nous avons lu un texte de Bhikkhu Bodhi et de Alan Wallace sur « l’attention nue » et « l’attention juste ». Quelle différence feriez-vous entre les deux ? L’Attention Juste est l’un des facteurs de l’Octuple Sentier, tandis que l’attention nue ne l’est pas. « Attention Juste » évoque un jugement éthique.
J’ai entendu parler de cette question. Il y a un grand débat dans le Bouddhisme Theravāda, à propos de la terminologie. Certaines personnes aiment utiliser des termes directement issus du Canon Pāli et ils disent ensuite : « Voilà ! C’est la seule manière d’employer ce terme. » D’autres maîtres connaissent l’origine des mots mais sont plus libres dans leur emploi de la terminologie. Ajahn Sumedho, par exemple, utilise beaucoup l’expression « attention pure ».
Question : Ce ne sont pas les mots qui me gênent mais le sens. Dans « attention nue », il n’y a pas de jugement, on se contente de regarder et, quelle que soit l’émotion, on la constate, on la regarde et on la laisse partir. Dans « l’attention juste », s’il y a une émotion négative, on sait qu’elle est négative, il y a un jugement éthique. Ce sont deux façons différentes d’observer.
Dans l’Octuple Sentier, l’Attention Juste est, bien entendu, liée au développement des Fondements de l’Attention ou plutôt à l’application de l’attention. Dans ce contexte, on arrive à un certain stade de la pratique où l’on se contente d’observer les émotions et les états d’esprit apparaître et disparaître. A ce moment-là, on nous encourage à ne pas nous identifier au contenu de l’expérience. Les conséquences éthiques n’interviennent qu’à partir du moment où nous agissons, et seulement dans la mesure où nous avons la liberté et la clarté intérieure de faire un choix éthique, où nous sommes très conscients de ce qui est sain ou bénéfique et de ce qui ne l’est pas. Sinon il est impossible de faire ce choix.
Voyez, par exemple, la pratique de cittānupassanā, le troisième aspect des Fondements de l’Attention. Comme vous le savez, citta contient tous les états mentaux et émotionnels. En réalité, c’est le cœur. Donc tout ce qui se manifeste dans le cœur est objet de notre contemplation. Dans le sutta sur les Fondements de l’Attention, le Bouddha décrit cela et il cite cinq ou six états d’esprit opposés : un esprit contracté et un esprit non contracté, un esprit concentré et un esprit non concentré, un esprit libéré et un esprit non libéré, et ainsi de suite. L’esprit ne choisit pas ce qui apparaît en lui. Dans la pratique, on ne choisit pas, on prend simplement conscience du type d’expérience intérieure que l’on a. Ensuite on observe, non seulement dans l’action mais aussi dans la méditation, si les mêmes tendances, les mêmes schémas mentaux se représentent encore et encore. Par exemple, l’esprit peut avoir tendance à se contracter, à devenir très rigide, très tendu mais on sait que l’on peut faire quelque chose, que l’on n’est pas obligé de passer le reste de sa vie avec un esprit rigide et contracté. Une autre difficulté vient de ce que l’esprit a parfois tendance à tomber dans la torpeur. Du coup, l’instrument même de notre observation n’est pas au point, pas assez aiguisé.
Le Bouddha a proposé des solutions pour éviter que nous endurions éternellement les obstacles que sont ces états mentaux car il voyait bien que cela ne menait à rien de méditer avec de tels empêchements. Il a donc donné plusieurs « moyens habiles » qui permettent de casser le cercle vicieux des mauvaises habitudes mentales. En conséquence, il n’y a pas de consignes pour une méditation unique qui consisterait à seulement s’asseoir et observer tout le temps ce qui apparaît et disparaît. Il y a un moment où c’est à vous d’utiliser votre intelligence pour voir quel moyen habile serait approprié à votre expérience intérieure.
Question : Un de ces outils serait donc le jugement éthique ? Voir que ce qui se passe n’est pas juste ?
Dans l’exemple que j’ai donné, l’aspect éthique n’intervient pas.
Question : Mais si j’ai envie de tuer quelqu’un, il faut que j’utilise un outil, l’attention juste, éthique, pour m’empêcher d’avoir des pensées criminelles, n’est-ce pas ? Dès que je sais que mes pensées sont criminelles, je peux essayer d’agir dessus. Tandis que si je me contente de les regarder, de les voir apparaître et disparaître …
Il y a plusieurs formes de « retenue » dans la pratique du Dhamma et celle-ci fait partie des plus basiques. Au niveau le plus basique, il y a la loi, tout simplement, la loi qui interdit de tuer : si on tue, on va en prison. Et puis il y a les Préceptes bouddhistes, les préceptes éthiques, qui abordent la question des impulsions violentes comme le désir de tuer. Dans le Bouddhisme on dit : « Non, ce geste n’est pas bénéfique. Il aura des conséquences karmiques très lourdes. »
Question : Il y a donc bien un jugement éthique ?
Oui mais ensuite on va plus loin. On pratique samādhi, la concentration, et aussi sati, l’attention et là, les aspects plus subtils de cette impulsion seront pris en compte. Quand ce genre de chose apparaît, l’intelligence appliquée vient à la rescousse. Et là, on constate que, même avec les impulsions négatives, quand on ne se bat pas contre elles, on peut voir ce qui se passe. Mais il faut être très clair dans son observation : voir comment l’impulsion apparaît, ce qui se passe en nous quand nous en prenons conscience et ce qui se passe quand nous ne la nourrissons pas. Par exemple, si une grosse colère monte en nous et que nous ne cessons de dire : « Ecarte-toi, écarte-toi
», que se passe-t-il à ce niveau, après le niveau éthique ?
C’est donc le second niveau : travailler avec des « moyens habiles », et non repousser. Repousser les choses n’est pas une solution. Il y a une image à ce propos, celle d’un matelas pneumatique relié par un tuyau à un gonfleur : quand on écrase le gonfleur, le matelas augmente de volume. De la même manière, quand on écrase la souffrance, on en augmente le volume.
Et puis il y a un troisième niveau qui relève de paññā, la sagesse ou sati-paññā, l’attention doublée de sagesse. Là, grâce à la compréhension de la vision pénétrante, on coupe la racine de ces états mentaux et émotionnels et ils ne se représentent plus. Vous n’aurez plus ce sentiment d’être en danger ou menacé, vous ne serez plus attiré ni repoussé par les événements.
Il y a donc plusieurs niveaux : le niveau éthique qui nous retient, au niveau le plus basique, de commettre des actions ou de dire des paroles aux graves conséquences karmiques. Au deuxième niveau, on prend du recul par rapport à la réaction première; même si des états émotionnels apparaissent, ils ne sont pas aussi « chargés ». Et puis le troisième niveau, celui de sati-paññā, coupe la racine de ces obstacles
mentaux et émotionnels. C’est un niveau élevé, raffiné qui nous rapproche de « la sortie ».
Question : Ne peut-on utiliser la méditation mettā pour se libérer de sa colère ?
La méditation mettā est un moyen habile très puissant quand on la pratique très régulièrement. Si vous constatez que vous manifestez régulièrement une tendance à réagir négativement, à éprouver de l’aversion envers les gens et les situations qui vous entourent, c’est effectivement une très bonne chose de contempler mettā, de faire une méditation mettā régulièrement. D’ailleurs, même s’il ne s’agit pas d’un comportement habituel chez vous, c’est une excellente pratique. Elle peut, notamment, nous libérer du sentiment de séparation que nous éprouvons généralement envers les autres êtres humains. C’est très bénéfique car nous en venons à voir que nous sommes tous dans le même bateau, tous semblables. Imaginez, par exemple, que vous soyez chez vous, le cœur ouvert pour toute votre famille et puis vous ouvrez la porte et dès que vous voyez le voisin qui vous agace tant, ces sentiments changent. Que vous ayez envie de l’étrangler ou simplement de l’ignorer, ce genre de réaction vous montre que la pratique de mettā a beaucoup à offrir.
Question : Nous parlions de chercher un maître tout à l’heure mais ne croyez-vous pas que le maître vient au disciple quand le disciple est prêt ?
C’est effectivement ce que l’on dit et il y a quelque chose de vrai dans cette expression, mais il ne faudrait peut-être pas attendre trop longtemps ! Et puis, il n’y a pas que la personne du maître dont on peut apprendre. Il y a des environnements appropriés, comme un monastère, par exemple, et puis nous devons nous prendre en charge nous-mêmes, nous avons une responsabilité envers nous-mêmes.
Il y a beaucoup d’enseignants. Dans la tradition Theravāda, on ne met pas tellement l’accent sur « le » maître unique. Dans d’autres écoles bouddhistes, vous devez choisir un maître et étudier son comportement pendant quelques années avant de vous engager envers lui, et puis une fois cet engagement pris, vous devez faire absolument tout ce qu’il vous recommande, sans jamais douter. Dans notre tradition Theravāda, il y a des maîtres que l’on recherche, auprès desquels on reste pendant un certain temps, souvent plusieurs années,
et qui dispensent régulièrement un enseignement. Mais, dans cette tradition, tout bon enseignant vous dira qu’il ne faut pas oublier d’être son propre maître en faisant soi-même le travail d’exploration et d’observation intérieures, au lieu de se baser uniquement sur les paroles du maître et sur la confiance que l’on peut avoir en lui. Il est vrai qu’il est important d’avoir un maître en qui on peut avoir confiance car c’est ce qui va nous donner l’impulsion pour développer notre pratique. Mais un bon enseignant va toujours renvoyer la balle dans votre camp : « Et toi ? Que fais-tu dans cette situation ? »
Le meilleur des maîtres ne pourra jamais vous éveiller par transmission directe d’esprit à esprit. Le Bouddha lui-même ne l’a pas fait. Mais il est sûr qu’avoir un Bouddha dans les parages doit être une aide ! A l’époque du Bouddha, beaucoup de personnes se sont éveillées simplement en l’entendant prononcer un discours ou même quelques mots. Mais de nos jours, pour la plupart d’entre nous, l’Eveil nécessite un peu plus d’effort. Certains disent que c’est parce que nous sommes dans une ère où le Dhamma se termine mais cela me laisse sceptique. Cela pourrait être la fin de l’ère du Dhamma et le début d’une autre ère, qui sait ? Je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est qu’avoir un enseignant en qui on a confiance, un maître avancé sur la Voie, est une grande aide.
Question : On dit, à propos des amis, qu’ils se rencontrent un jour et qu’un jour ils se séparent. Pensez-vous que ce soit la même chose avec les maîtres ?
Il arrive effectivement que l’on ait un mentor spirituel pendant un temps et puis que l’on s’en sépare. D’ailleurs, l’enseignant vous encouragera lui-même à trouver votre voie tout seul. Par exemple, quand Ajahn Chah — qui était un grand maître très réputé en Thaïlande — remarquait qu’un moine était en admiration devant lui, constamment suspendu à ses lèvres, il l’envoyait rapidement dans un autre monastère. Bien sûr, un grand maître éveille la foi et l’inspiration chez ses disciples, mais ces sentiments sont limités, ils ne servent qu’au début du chemin. Rester assis, les yeux émerveillés, devant son maître pendant des années n’a jamais fait avancer personne. Il peut paraître cruel, de la part du maître, d’éloigner un disciple aussi attaché à lui, mais j’ai rencontré des moines qui s’étaient trouvés dans cette position et ils ont tous dit que partir leur avait été très bénéfique et qu’ils avaient beaucoup appris. En fait, ce dont fait preuve le maître en renvoyant son disciple trop attaché, c’est ce que l’on appelle de la «
compassion féroce ». Au départ, on a mal parce que l’on souffre d’être séparé de quelqu’un que l’on aime mais, plus tard, on réalise que le but était bon et qu’il a été atteint quand on constate que l’on est plus confiant en soi et plus indépendant.
La sagesse s’éveille à partir de notre propre travail intérieur. Ce n’est pas comme si on pouvait transmettre le Dhamma comme on transmet des données d’un ordinateur à un autre avec un câble connecteur, même si on le souhaiterait parfois ! Je crois que personne ne peut nous dispenser de l’effort nécessaire de pratiquer. On a surtout besoin d’être encouragé et d’avoir confiance en soi et puis le résultat de nos efforts sera l’épanouissement de la sagesse.
Question : Vous avez dit qu’en traversant Marseille et en voyant toute la circulation, vous aviez ressenti de l’agitation mentale. D’un autre côté j’ai entendu dire que certains moines avaient atteint l’Eveil à côté d’une forge. Pouvez-vous nous parler de la gestion de l’attention en milieu agité, perturbé ? Aujourd’hui l’agitation est de plus en plus intrusive, nous sommes impliqués dans des relations qui ne sont pas forcément saines ou éthiques, à cause de l’évolution de la société. Y a- t-il des moyens qui nous permettent de progresser en termes d’attention dans cet environnement plutôt hostile ?
Quand je parlais de l’effet que la circulation avait eu sur mon esprit, ce n’était pas vraiment un problème, c’était juste une observation sensorielle. Mais il est vrai que ce n’était pas un problème aussi parce que j’étais avec un groupe de bons amis et que je savais que nous ne faisions que traverser la ville. J’avoue qu’au retour je craignais un peu que nous soyons coincés dans un embouteillage et j’ai senti en moi cette résistance : « Oh ! Je n’ai pas envie d’être bloqué par la circulation. Je veux rentrer au Refuge. »
Mais, pour vous, la situation est différente. Vous décrivez un environnement agité, où vous êtes entouré de personnes dont la conduite n’est pas éthique, qui n’ont pas de valeurs, qui mènent une vie bousculée, sans attention. Il est difficile de ne pas se laisser absorber par un tel environnement. Par exemple, si vous n’aimez pas la vitesse à laquelle on roule à Marseille et que vous décidez de rouler très lentement, vous ne ferez que créer plus de stress, non seulement parce qu’il serait difficile de résister à l’allure générale mais aussi parce que les gens qui vous entourent vous montreraient leur désapprobation.
La première chose à faire, c’est accepter notre environnement de vie et constater la façon dont il nous touche au niveau sensoriel — ce que nous entendons, voyons, sentons, etc. — et au niveau relationnel. Dans un environnement agressif comme celui de la ville, on a besoin de se protéger jusqu’à un certain point et puis, de temps en temps, s’organiser pour contrebalancer les effets d’un environnement hostile en allant dans un lieu comme celui-ci ou bien dans la nature — la nature fait un excellent contrepoids — et, plus important encore, en ayant une pratique spirituelle régulière. Avant de devenir moine, jusqu’à l’âge de trente-trois ans, j’avais toujours vécu dans de grandes villes, notamment à Berlin. Mais après avoir rencontré le Bouddha Dhamma, j’ai ressenti profondément que je devais le pratiquer et ne pas le lâcher. Alors, comme je vivais avec une compagne et ses deux enfants, je me suis créé un petit coin dans l’appartement et j’y méditais régulièrement une à deux fois par jour. C’était un refuge, une sorte de protection qui me permettait de continuer à fonctionner dans le contexte urbain très agité.
Il est intéressant de remarquer que, au bout de deux ou trois ans, j’avais perdu tout intérêt pour cet environnement. Je me demandais ce que je faisais là alors que, au départ, j’avais choisi de vivre à Berlin parce que je trouvais que c’était une ville enthousiasmante. Mais, peu à peu, elle a perdu tout son attrait pour moi. Il n’y avait plus rien qui m’intéressait là-bas, pas même les bonnes choses comme la culture, les concerts, le théâtre, la musique. Je crois que c’était trop lourd, aussi bien les influences négatives que les positives. J’avais besoin d’un environnement où je puisse faire le vide. A ce moment-là, je faisais aussi des études, de sorte que, en plus de tout cet environnement urbain envahissant, je remplissais ma tête de toutes sortes de données. Progressivement, à force de méditer matin et soir dans ce petit espace de paix et de tranquillité dans mon appartement, j’en suis venu à me dire : « Il faut que je quitte cette ville. Je n’ai plus envie d’y vivre. Ce n’est pas un environnement que je peux envisager d’avoir pour le reste de ma vie. » Au départ, il ne s’agissait pas de devenir moine, simplement de changer de cadre. C’est alors que j’ai déménagé de façon à être proche d’un monastère bouddhiste.
Je ne peux parler que de ma propre histoire, c’est un exemple. Vous devez, bien sûr, prendre vos propres décisions, savoir si vous voulez continuer à vivre en ville, combien de temps vous voulez y vivre et si c’est bon pour vous à la longue.
Question : J’ai la chance d’avoir un métier qui me protège d’une certaine forme d’agressivité. C’était plus une question générale sur l’évolution de la situation professionnelle et l’agressivité des activités économiques.
Oui, la plupart des gens courent dans tous les sens, cherchant à travailler plus, gagner plus, et n’ayant jamais assez de rien. C’est sans fin. Le changement ne se produit que quand un individu réalise que tout cela n’a absolument aucun sens. C’est comme un hamster dans sa cage qui court dans une roue, de plus en plus vite, sans jamais arriver nulle part. Mais il faut en prendre conscience par soi-même. Parfois une grande lassitude, une grande souffrance ou même une crise cardiaque sont le point de départ de cette prise de conscience : « Qu’ai- je fait de ma vie pour me retrouver dans cet hôpital aujourd’hui ? »
C’est pourquoi la pratique de l’attention, de la présence consciente, est extrêmement utile. Nous pouvons voir comment cette énergie s’accumule, comment nous captons les énergies de l’extérieur, de l’environnement — les énergies « collectives », pourrait-on dire. C’est ainsi que l’on prend conscience que l’on est dans la même course que tous les autres et que l’on ne s’en était pas aperçu. Comme tout le monde faisait la même chose, on se disait que c’était normal. Mais quand on vient dans un endroit comme Le Refuge ou dans un monastère bouddhiste, on s’aperçoit qu’il y a des gens qui fonctionnent différemment. C’est pourquoi il est important de fréquenter des lieux où l’on trouve un autre type d’énergie, des lieux où l’on rencontre des êtres humains qui ont décidé de ne plus faire partie de la « course » et de développer un autre style de vie.
Je crois bon de souligner qu’il est important, quand on vit dans un certain environnement, d’avoir un lieu où l’on puisse se ressourcer régulièrement et trouver un espace de paix intérieure. On en a besoin. Quand on vit dans un monastère, on ne se rend plus compte à quel point l’environnement est paisible mais les gens qui viennent nous disent : « Oh ! Comme c’est tranquille ici ! » A vrai dire, la vie d’un moine n’est pas toujours très paisible mais, quand j’arrive à me dégager de mes activités et de mes obligations, je prends conscience que ce lieu est effectivement un refuge de paix où les gens peuvent déposer leur fardeau. Alors, quand on vit en ville, il est important de se ressourcer ainsi régulièrement, de lâcher la pression, de trouver un endroit où cela soit possible, un endroit où l’on n’a pas besoin de craindre, dès que l’on ouvre la porte, de se retrouver dans un
environnement hostile.
Mais bien sûr, cela peut entraîner un autre problème. Vous venez dans un monastère, vous vous détendez, vous vous ouvrez, vous devenez plus conscient, plus sensible … et après ? Comment allez-vous retourner à votre quotidien ? Il ne faut pas non plus développer un attachement à la tranquillité, sinon on va vraiment souffrir en retournant à la ville !
Question : Que faire du regret ou du remords ? C’est une souffrance de se dire : « Pourquoi ai-je attendu si longtemps pour changer ? Pourquoi suis-je resté en contact avec ces gens-là ? J’aurais dû faire ceci et pas cela ? » Comment évacuer ces regrets aujourd’hui ?
On peut se demander pourquoi on n’a pas changé plus tôt sans forcément obtenir une réponse satisfaisante. En termes bouddhistes, on peut dire que c’était un kamma, qu’il fallait en passer par là. Ce que nous vivons dans le présent est le résultat de choses que nous avons créées avant. Si aujourd’hui vous regrettez d’avoir perdu beaucoup de temps, il serait bon de poser le poids de ces « j’aurais dû » et « je n’aurais pas dû » et vous réjouir d’être aujourd’hui dans une situation différente. Je crois que cela ne devrait pas être trop difficile à faire.
Question : Y a-t-il un kamma « familial » que l’on serait obligé d’assumer ?
Il est certain que l’on crée un kamma familial dès que l’on s’engage dans un mariage, que l’on a des relations intimes avec quelqu’un, des enfants, etc.
Question : Est-on obligé d’assumer le kamma créé par ses frères et sœurs ?
On ne peut pas vraiment assumer le kamma de quelqu’un d’autre. Il faut bien se rappeler ce que signifie le mot « kamma ». Le kamma , c’est simplement l’action commise avec une intention. Par contre, ce que nous « récoltons » après ces actions s’appelle — en termes techniques — kamma vipāka. Ceci est très complexe car ce kamma est le résultat d’actions de cette vie mais aussi de vies passées. Le Bouddha a lui-même expressément recommandé à ses disciples de ne pas rechercher les causes passées de leurs expériences présentes. En effet, cela peut devenir une obsession et rendre fou. Il suffit de savoir qu’aujourd’hui nous récoltons le fruit de nos actions passées. Tout ce
dont nous faisons l’expérience dans le monde mais aussi tout ce qui se passe dans notre esprit, y compris les mouvements les plus subtils qui se révèlent en méditation, est le fruit de notre kamma — les bonnes choses et les choses moins bonnes.
Ceci dit, il nous reste une certaine liberté. Nous pouvons évaluer ce qui est obsessionnel et ce qui est bénéfique par rapport à l’Eveil, ce qui va donner des résultats bénéfiques dans le futur et ce qui ne va pas en donner. Nous en revenons à ce dont nous avons parlé plus tôt, c’est-à- dire les trois niveaux de choix : la loi, l’éthique bouddhiste et puis le travail sur l’esprit lui-même.
Il est certain qu’en vivant en famille, on crée un nouveau kamma mais le kamma que vous allez créer maintenant sera beaucoup plus bénéfique parce que vous avez des valeurs éthiques, vous vous êtes engagé sur une voie spirituelle. Tout cela, ce sont des graines que vous plantez dans votre « sol », des graines saines qui vont croître et donner tous leurs fruits un jour.
Il est vrai qu’au sein d’une famille, la vie des uns et des autres semble étroitement mêlée et on ne voit pas toujours clairement où se termine le kamma qui nous appartient et où commence celui des autres. C’est le cas des relations en symbiose comme dans un couple ou entre parents et enfants. Mais quand on réalise que l’on empiète sur la vie des autres, on doit être vigilant et attentif car ces relations en symbiose ont tendance à causer beaucoup de souffrance. Si tout va bien on souffrira seulement au moment où la mort nous séparera, mais en général on souffre déjà bien avant.
Question : Pensez-vous que la pratique de la méditation et celle de la prière soient compatibles, qu’il soit possible de simplement entretenir une relation intérieure avec le Divin en dehors de tout dogme ?
Le mot « méditation », de nos jours, englobe beaucoup de choses et, dans ce contexte, on peut dire que prière et méditation sont similaires dans la mesure où, comme vous l’avez précisé, on ne parle pas de dogmes. Sinon, quand on parle de méditation bouddhiste, on doit nécessairement inclure l’enseignement relatif au non-soi et le fait qu’il n’y ait pas d’être extérieur, comme un Dieu, en lequel prendre refuge.
❖ ❖ ❖
TROISIÈME JOUR
Matinée
Pour commencer cette journée, je vous propose de réfléchir encore au thème de notre week-end : « Entrer dans une nouvelle réalité » ou « dans une autre réalité ». Et nous pouvons, bien sûr, nous demander ce que signifient ces paroles du Bouddha.
Hier je ne vous ai pas incités à trop conceptualiser pour garder les choses à un niveau pratique, lié à l’expérience directe et j’espère que cela vous a permis, tout au long de la journée, de prendre mieux conscience de votre réalité intérieure. Il y a la réalité « normale », celle que nous vivons au quotidien, mais les enseignements bouddhistes nous présentent une réalité qui n’est pas dominée par ce que nous appelons normalement, conventionnellement, « un sentiment de soi ». Cela ne signifie pas que nous n’avons pas une « personnalité » qui fonctionne — cela n’est pas remis en question du tout. Nous parlons plutôt des fois où nos impulsions et nos stratégies de fonctionnement nous entraînent dans une direction diamétralement opposée à notre bien-être. Dans la vie de tous les jours, nous pouvons facilement voir à quel moment le sentiment de soi nous crée des problèmes. Par exemple, quand nous nous identifions à une forte émotion négative comme la colère, la haine ou l’envie, il est évident que c’est très désagréable — sans parler du mal que nous pouvons faire aux autres quand nous exprimons cette négativité vis-à-vis d’eux.
La difficulté, quand on reconnaît cela et que l’on désire changer les choses, c’est que l’on ne peut rien faire par la volonté. Vous ne pouvez pas vous dire : « Je ne veux plus jamais avoir une pensée négative. Je sais que je me sens mal quand c’est le cas, alors je décide d’arrêter. » Quand on s’exprime ainsi, à partir d’un sentiment d’aversion, on voit tout de suite ce qui se produit, n’est-ce pas ? C’est comme jeter de l’huile sur le feu.
Au fond de notre cœur, il y a bien quelque chose qui a vraiment ressenti la souffrance que nous créons nous-mêmes et qui souhaite profondément se libérer de toute forme de négativité. Pourtant, même si notre désir vient de ce coin de sincérité au fond du cœur, cela ne changera pas notre façon habituelle de nous concevoir nous-mêmes
comme une personne et d’être attaché à ce sentiment. Dans de très nombreux discours où le Bouddha s’adresse à ses disciples, ce dilemme est évoqué. Dans l’un des trois discours principaux du Bouddha, notamment, le Anatta-lakkhaṇa Sutta, le Discours sur la Caractéristique du Non-soi, il invite ses cinq premiers disciples à un processus de contemplation : il s’agit de contempler ces aspects qui font de nous une soi-disant « personne », les cinq khandha ou « agrégats ». Ce sont la forme physique, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience sensorielle.
Le Bouddha a commencé par dire : « Voyez-vous, la forme — le corps, mais aussi les formes en général — n’est pas un ‘soi’. En effet, si la forme était soi, nous pourrions dire à juste titre : ‘Que ma forme soit ainsi ! Que ma forme ne soit pas ainsi ! ’ » — on pourrait imposer à notre corps de ne pas vieillir ou de ne pas tomber malade, d’être plus beau ou plus fort. « Mais c’est précisément parce que la forme n’est pas soi que nous ne pouvons pas agir ainsi sur elle. Et c’est parce qu’elle n’est pas soi qu’elle est cause de souffrance. »
Et puis le Bouddha continue son exposé en prenant les quatre autres agrégats, un par un : « Si les sensations étaient soi, nous pourrions dire
: ‘Que mes sensations soient seulement comme ceci ! Que mes sensations ne soient pas comme cela ! ’ Mais c’est précisément parce que les sensations ne sont pas non plus ‘soi’ que nous ne pouvons pas dire cela. »
La même démonstration s’applique aux perceptions, souvent liées à la mémoire. Quelle influence avons-nous sur ce processus de mémoire, sur ce qui émerge de la mémoire à cet instant ou sur ce qui « devrait » émerger dans le futur ? Même chose avec les formations mentales, ce qui se passe dans le processus de la pensée, et aussi la façon dont nous gérons les impulsions qui nous parviennent des sens.
Et puis le Bouddha continue à mener ses disciples dans une investigation plus profonde, toujours basée sur les cinq khandha mais dans un autre domaine, celui de l’impermanence : « La forme est impermanente. Ce qui est impermanent est-il satisfaisant ou insatisfaisant ? » A quoi les moines répondent : « C’est insatisfaisant, Vénérable. » Alors le Bouddha demande : « Que dites-vous de cette insatisfaction, de cette impermanence, du fait que tout est sujet au changement ? Pouvez-vous dire que c’est ‘vous’, que c’est ‘à vous’ ou que c’est qui vous êtes ? » Et les moines répondent : « Non, Vénérable.
Nous ne pouvons pas dire cela. »
Dans la dernière séquence du sutta, le Bouddha interroge à nouveau ses moines, cette fois à propos de la forme physique : son aspect dans le passé, dans le présent et dans l’avenir; ses aspects grossiers et ses aspects plus subtils, le fait qu’elle soit proche ou éloignée, appartenant à quelqu’un d’autre ou à soi. Quand on contemple ainsi avec la Compréhension Juste ou la Vue Juste, on voit que cela ne peut pas appartenir à « soi », ne peut pas être possédé.
Le Bouddha fait appel ici à une forme plus conventionnelle de compréhension juste ou de vision juste des choses. Il utilise des concepts, le concept des cinq khandha — le corps, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience sensorielle — en relation avec la « propriété », la permanence ou l’impermanence, et un sentiment de soi ou de non-soi. Il est vrai qu’il est important de comprendre le concept parce que nous pouvons, dans un premier temps, l’accepter par foi, par confiance, il s’agit d’une « vision juste conventionnelle ». C’est quand on l’aura redécouvert par soi-même, grâce à la pratique méditative, que l’on parviendra à une véritable Compréhension Juste : la réalisation du non-soi de ces différents aspects des cinq khandha.
Mais les cinq disciples du Bouddha ont eu cette pleine réalisation directement, simplement en entendant les paroles du Bouddha. Ainsi la compréhension juste conventionnelle a mené à une Compréhension Juste dite « supra-mondaine », pénétrante, immédiate. On dit que le cœur des cinq disciples s’affranchit aussitôt de toute passion, qu’il était totalement libéré, et qu’ensuite a émergé la claire prise de conscience du fait : « Le cœur est totalement libéré. »
Ce discours du Bouddha peut vous paraître un peu « technique » et il est vrai que l’accepter tel quel implique un élément de foi ou de confiance, parce que le concept d’anattā n’est pas quelque chose que nous pouvons accepter d’emblée. Heureusement, dans le Bouddhisme on ne vous demande jamais d’accepter quoi que ce soit par foi aveugle. On vous propose plutôt de vous poser des questions, tout comme le Bouddha a posé des questions à ses disciples. Au départ, vous aurez une forme de compréhension intellectuelle qu’il faudra ensuite soumettre à l’investigation approfondie de la méditation.
Nous nous retrouvons au point où nous en étions hier : trouver des
bases à l’attention soutenue. Hier j’ai surtout développé l’aspect de la méditation lié au corps physique, c’est-à-dire comment se centrer et se concentrer au niveau du corps. Mais pour voir comment et à quel point nous nous identifions à notre forme physique, nous devrons aller bien au-delà des exercices de concentration sur le corps.
Le Bouddha a fait à ce propos un discours très important sur la façon dont nous devons établir notre attention; il s’agit du sutta sur les Quatre Fondements de l’Attention. Ces fondements sont d’abord le corps, ensuite les sensations, puis les états mentaux et émotionnels; quant au quatrième aspect, il consiste à confronter notre expérience intérieure à l’enseignement du Bouddha sur anattā dont nous venons de parler.
Un week-end comme celui-ci est trop court pour pouvoir aborder tous ces aspects en détail, mais si on se concentre sur un seul aspect, si on développe l’attention concentrée, cela va certainement porter ses fruits. Nous sommes tous ici avec notre corps, nos sentiments, nos sensations, nos états mentaux, tout simplement. Il y a des choses que nous aimons, d’autres que nous n’aimons pas. Et puis il y a des luttes intérieures : si nous nous trouvons dans un état paisible merveilleux, nous voulons y rester, nous nous y accrochons, nous en voulons davantage, nous aimerions rester assis comme cela pendant des heures. Et puis soudain émerge le souvenir d’une dispute que nous avons eue avec quelqu’un la semaine dernière. Au départ, c’est comme un petit nuage blanc dans un vaste ciel bleu, on le perçoit à peine; ensuite le petit nuage devient plus cotonneux, plus gris, plus gros; et bientôt on se dit : « Ah, non ! Je ne veux pas de cela. Je voudrais retourner au ciel bleu. »
Il est très important que nous prenions conscience de cette évolution des états intérieurs, depuis le petit nuage jusqu’à la forte agitation. Ce que nous découvrons ainsi, c’est que nous croyons « posséder » cette expérience. Nous ne nous disons pas : « C’est moi, c’est ce que je suis
», mais nous nous disons certainement : « C’est ce que je ressens, ce sont mes sentiments. » Et même si nous ne dirions pas consciemment
« Je possède ce vécu », c’est bien ce que nous ressentons puisque cette chose « m’arrive à moi », alors que les autres méditants semblent encore jouir d’un beau ciel bleu. Et cette lutte intérieure ne fait que renforcer le sentiment de soi : « C’est mon problème ! » Alors comment nous en sortir ou plutôt comment entrer dans une autre réalité où nous ne nous saisirions plus aussi égoïstement de notre
ressenti ? L’égoïsme n’est pas seulement vouloir quelque chose pour soi, mais aussi ne pas vouloir quelque chose.
Dans la pratique de l’attention, il nous est conseillé de prendre un certain recul au lieu de céder à l’impulsion immédiate de se saisir des sentiments et des états d’esprit qui apparaissent dans chaque situation. Cela peut paraître un peu artificiel ou forcé mais, là encore, comme nous l’avons dit à propos de la Compréhension Juste, il faut un point de départ qui soit une idée, une certaine compréhension. Si nous constatons que le fait de nous saisir d’une situation en y apportant toutes sortes d’émotions négatives, nous fait souffrir, pourquoi ne pas nous « dégager », prendre du recul pour changer un peu ? C’est ce que la pratique de la méditation peut nous aider à faire : développer ces « moyens habiles ». Au lieu d’être piégés par une émotion quelle qu’elle soit, relative au corps, aux sensations, aux perceptions, à des formations mentales ou à une conscience sensorielle, nous restons tranquillement et attentivement là, à regarder le processus se produire. Il ne s’agit pas non plus de se répéter intérieurement, comme un mantra : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas à moi, ce n’est pas ce que je suis » ; on doit simplement mettre tout son cœur dans ce processus d’observation. Ensuite il ne reste qu’à voir le résultat : que se passe-t-il quand on prend ce recul, quand on accorde sa confiance à cette faculté d’attention qui est en nous ?
Dans les enseignements bouddhistes, le mot sati — « l’attention » en pāli — est souvent accompagné d’un autre mot : sampajañña, qui se traduit généralement par « claire compréhension » et qui recouvre quatre aspects : l’un est le but de notre méditation, de notre pratique; le second est l’adéquation entre l’action et le résultat recherché; le troisième est le domaine, et le quatrième, la vision juste des choses. A travers tous ces aspects, sampajañña dirige ou oriente notre expérience.
Le but : nous savons pourquoi nous sommes attentifs, à quoi cela sert, et puis si nous sommes vraiment attentifs ou si nous faisons semblant de l’être.
L’adéquation : l’objet de mon observation est-il approprié au développement de l’attention ?
Le « domaine » : c’est le champ couvert par l’attention.
La vision juste des choses : cela signifie que nous sommes attentifs à notre objet d’attention sans être piégés par des concepts erronés et des schémas d’habitude. C’est quelque chose qu’il faut vérifier
encore et encore : suis-je en train de comprendre les choses de façon erronée ou suis-je en train d’y voir clair ? Quand nous sommes sous le coup d’une impulsion mentale ou émotionnelle, nous pouvons être sûrs que nous sommes piégés par une vision erronée des choses.
Au cours de ce week-end, vous avez peut-être eu l’occasion de voir surgir en vous une forte réaction émotionnelle comme de la colère ou de la peur. Votre concentration et votre attention étant un peu plus aiguisées que d’habitude, vous avez certainement pu en prendre pleinement conscience. Et quand on observe ce genre de sentiment, on constate que le regard change, que l’on fait face à ce ressenti d’une manière différente. On le laisse émerger, on le voit, on le sent, on est pleinement conscient de ce dont il s’agit, et même de la façon dont ce ressenti se manifeste sur le plan physique. Quand il y a une charge émotionnelle, elle se manifeste généralement en nous poussant à faire ou à dire quelque chose; ou bien, si c’est trop effrayant, nous réprimons cette impulsion. Mais l’entraînement à l’attention consiste précisément à développer la capacité à recevoir, à accueillir ce genre de choses, ces événements mentaux et émotionnels, sans réagir. On pourrait dire que nous leur permettons de nous traverser sans nous laisser atteindre par eux. Il est possible que nous en soyons capables certaines fois et pas d’autres. Mais quand on en fait l’expérience la première fois, c’est une véritable révélation de constater qu’une telle chose est possible.
Faire l’expérience de simplement laisser une émotion potentiellement dangereuse nous traverser sans nous en saisir ne va pas mettre fin à la racine de l’avidité, de l’aversion et de l’ignorance mais cela nous donnera un aperçu ou un éclair de compréhension qui indiquera que telle est bien la direction à suivre. On a refusé de s’approprier l’expérience. Autrement dit, on a mis en pratique les paroles du Bouddha que je vous ai citées plus tôt, grâce à la simple observation, en ne réagissant pas par des automatismes. On voit quelque chose de désagréable apparaître et on se dit : « Bon, c’est désagréable; j’aimerais mieux que cela ne se produise pas mais c’est là de toutes façons, donc il est inutile de souhaiter le contraire. Autant lui accorder toute mon attention. » Et quand on accorde effectivement ce type d’attention, on constate que l’expérience ne s’attache pas à nous, elle ne reste pas accrochée.
Au départ nous n’y parviendrons pas à cent pour cent. Certaines
expériences vont s’accrocher à nous comme les tentacules d’une pieuvre — mais c’est une occasion d’apprendre : nous voyons que lorsque l’esprit s’éloigne de l’attention qu’il porte à une situation, les tentacules de l’ignorance et des habitudes réussissent à s’emparer de nous. C’est intéressant. Cela nous incite à être encore plus attentifs, toujours sur le qui-vive.
Question : Est-ce que ces tentacules viennent s’accrocher à nous ou est-ce nous qui avons des tentacules ?
Je l’ai exprimé comme cela, mais bien sûr, cela vient de nous. On a souvent l’impression que c’est ainsi que cela se passe, que ce sont ces choses qui s’agrippent à nous mais, en réalité, c’est quand notre attention faiblit que nous allons nous saisir des phénomènes. C’est là que, dans le Anatta-lakkhaṇa Sutta, on dit : « C’est moi, c’est à moi, cela m’appartient ». Nous nous approprions nos émotions, nos pensées, mais que se passe-t-il à ce moment-là ? C’est ce que nous devons approfondir. Les résultats sont-ils bénéfiques, c’est-à-dire libérateurs ou, au contraire, non bénéfiques, générateurs de souffrance
? C’est une chose que l’on peut voir par soi-même très clairement.
Question : Qui est celui qui observe ? N’est-ce pas un « soi » ?
Nous pouvons en faire l’expérience maintenant même. Qui observe ce qui se passe en cet instant ? Qui en est conscient ? Ou plutôt : qu’est-ce qui est conscient ? Vous ne savez pas ? C’est très bien ! Pouvons-nous savoir cela en tant qu’entité ? Il s’agit d’une qualité de conscience qui est simplement là. L’origine du mot « attention » en pāli vient d’un mot qui signifie « mémoire » ou « se souvenir ». Mais, dans le contexte bouddhiste, on lui donne plutôt le sens de « se souvenir de se souvenir de se souvenir ». Cette formulation peut paraître compliquée mais elle nous ramène simplement au présent. Ce n’est pas la mémoire que l’on va utiliser pour se souvenir; on est simplement présent à tout ce qui peut se produire. Et puis, à un certain moment, on se rend compte que l’on s’est perdu dans un train de pensées. Alors, comment revient-on à l’attention, à la présence ?
Question : Je vois trois niveaux d’observation : les pensées elles- mêmes, l’observateur des pensées et ensuite ce qui observe le tout. Quelle est cette entité qui dit à l’observateur d’observer ?
Ce que vous savez, c’est que vous ne pouvez pas « savoir » cela, vous ne pouvez pas mettre un nom dessus. On pourrait dire que c’est une
forme d’attention qui nous pousse à ré-établir un état d’attention. Cette question nous rapproche de la question : « Qui suis-je ? » et c’est une question à laquelle, bien sûr, on ne peut répondre par un simple et unique concept rationnel. Il faut suivre et observer les mouvements qui se produisent.
Après vous pouvez toujours partir dans un quatrième niveau d’attention, et puis un cinquième qui observe ce qui observe, etc. mais tout cela est beaucoup trop compliqué. En réalité, il n’y a que deux types d’attention : celle qui se disperse dans toutes les directions et celle qui suit de près, qui est attentive à tous les processus intérieurs. Dans la pratique, on doit avoir cette intention d’observation attentive au départ.
Si vous avez un minimum de confiance dans les enseignements du Bouddha, vous pouvez vous dire : « D’accord, je vais essayer de pratiquer ainsi et voir si cet aspect de sampajañña concernant la juste vision des choses peut effectivement m’apporter une compréhension juste et transformer ma confusion mentale en sagesse.
La sagesse est la qualité de savoir : ce qui sait en nous maintenant, en cet instant. Nous avons tous cette qualité « connaissante » en nous, mais nous avons tendance à l’oublier. Même quand notre attention s’évade, nous avons la possibilité de nous en rendre compte et de revenir au présent. Nous pouvons aussi être conscients de notre confusion par rapport à ce que nous sommes ou qui nous sommes mais avoir l’impulsion de revenir vers la clarté de l’attention. Nous pouvons nous poser des questions sur ce qu’est cette impulsion ou « qui » elle est, mais ce sont des questions futiles. Ce qui importe, c’est simplement d’en être conscient. Sinon on crée un problème métaphysique à propos d’une simple observation — c’est tout à fait inutile !
La réponse à toutes ces questions viendra d’un approfondissement constant de l’observation. Quand tous les concepts erronés auront été éradiqués, vous saurez qui vous êtes — en termes du Bouddhisme Theravāda, on dirait plutôt, vous réaliserez qui vous n’êtes pas ! Vous saurez que vous n’êtes aucun des cinq khandha. L’esprit libéré n’est limité par aucune des choses qui pourraient se produire au niveau des cinq khandha.
Après-midi
Il est toujours difficile d’apporter, en un week-end, des outils qui soient utiles et profitables à la pratique de chacun. Le Bouddha a offert un grand nombre d’outils pour nous aider dans la pratique du Dhamma et ce, dans trois grandes directions. Il y a les outils qui permettent de dépasser certaines tendances, certains obstacles à la pratique du Dhamma — comme les désirs sensoriels ou encore la mauvaise volonté, la paresse, l’inquiétude, l’agitation et le doute. Il y a de grandes chances pour que vous ayez fait l’expérience d’un ou plusieurs de ces obstacles, à différents degrés, au cours de ce week-end, et vous avez pu remarquer que, à chaque fois que l’on se heurte à l’un de ces obstacles, on perd le fil de l’attention.
Et puis il y a les outils qui nous libèrent de l’attachement. L’attachement à la « personnalité » que nous attribuons à nous-mêmes et aux autres ; l’attachement à des rituels ou des règles comme si le fait de les suivre allait nous conduire à la Libération; et enfin l’attachement au doute, au scepticisme.
Il existe une forme de doute qui est une réflexion intelligente, une investigation encouragée dans le Dhamma — même si les conclusions doivent ensuite être vérifiées dans la pratique. Par exemple, nous sommes très attachés à notre corps, nous sommes tout à fait convaincus qu’il nous appartient, mais le Bouddha dit que nous ne sommes pas ce corps, qu’il ne nous appartient pas. Nous pouvons le comprendre intellectuellement mais il est très important que nous voyions ensuite par nous-mêmes, en méditation, que ce concept auquel nous sommes si attachés est effectivement ridicule. Après tout, un être humain apparaît dans ce monde sans savoir d’où il vient et, au bout de quelques années, cet être qui avait l’air tellement réel — ou plutôt l’ensemble des éléments qui le constituent — s’en va, disparaît. Nous avons tous connu des personnes ou des animaux que nous avons aimés et qui sont morts. Où sont-ils aujourd’hui ? Nous ne le savons pas mais ce que nous savons, conceptuellement, c’est que nous partirons tous de la même façon. Peut-être que, dans quelques années, des gens seront assis ici au Refuge et penseront à certains d’entre nous qui auront disparu et ils se poseront la même question que nous aujourd’hui : quel est le sens de cette existence humaine ?
Le corps est, de toute évidence, un instrument très utile et parfait pour nous aider dans la poursuite de nos investigations mais nous devons
être plus conscients de toutes les suppositions irrationnelles que nous créons à son propos, la croyance que le corps est lié à un soi. Le Bouddha nous encourage à observer de près le point où ces formes irrationnelles d’attachement au corps apparaissent, dans quelles situations cette croyance en une « personne » apparaît. Faut-il qu’il se présente des situations exceptionnelles, extrêmes ? Quand nous sommes gravement malades, par exemple ? On ne peut pas être sûr que l’on va mourir, en fait, jusqu’à ce que le docteur annonce un jour :
« Il faut que je vous dise que vous avez un cancer. » La plupart du temps les gens sont choqués d’entendre un tel verdict parce que cela les oblige à faire directement face à leur mortalité et parce que l’attachement au corps est menacé.
Mais le Bouddha, comme tous les maîtres spirituels, nous encourage à ne pas attendre si longtemps, à ne pas attendre la fin de notre vie ou une maladie mortelle pour ouvrir les yeux. Nous devons prendre conscience dès aujourd’hui que nous avons déjà tous une grave maladie qui s’appelle « une existence d’ignorance ». Ce type d’existence donne toujours naissance à l’insatisfaction et à la souffrance, contrairement à une existence éveillée. Un être éveillé qui vit encore dans un corps humain ne souffre pas. Si un médecin lui dit :
« Je suis désolé mais vous avez une leucémie » — ou un cancer de l’estomac ou une tumeur au cerveau —, il dira : « Très bien. Ai-je encore quelques jours pour dire au revoir à mes amis ? » Une personne éveillée prendra les choses de manière très pragmatique. C’est comme se tenir sur le quai d’une gare et dire au revoir à ses amis avant de partir en voyage. L’attachement à la forme physique étant vraiment abandonné, la mort ne pose plus aucun problème.
Souvent les gens disent : « Je n’en suis pas encore là mais je comprends que l’attachement au corps soit cause de souffrance. Je ne devrais pas y être attaché. » Ils vont alors essayer de ne pas s’attacher à tout ce qui touche au corps. Par exemple, dans les monastères, il y a toutes sortes de pratiques que les moines et nonnes peuvent faire pour se libérer de cet attachement au corps, notamment certaines pratiques ascétiques autorisées par le Bouddha. Mais il ne faut pas que l’intention originale soit : « Je ne dois pas être attaché au corps », sinon toute pratique devient très pénible car elle empêche le pratiquant d’avoir un regard clair, honnête et libre sur la réalité physique. Si on aborde la pratique en se disant : « Je ne devrais pas être attaché au corps, je ne devrais pas avoir de désirs sensoriels », on reste dans ce mode de « devrais/devrais pas » qui nous empêche
d’avoir une emprise sur la réalité de l’expérience directe.
Il est beaucoup plus efficace de simplement prendre conscience, voir que : « Oui, il y a un certain attachement au corps et je le constate quand j’ai peur de la maladie, par exemple. » Cela peut se produire aussi quand on se voit vieillir; on peut devenir complètement irrationnel, s’inquiéter, développer des stratégies pour limiter le problème; on va essayer de paraître plus jeune que son âge en faisant beaucoup de sport, teindre ses cheveux ou porter des vêtements jeunes. De nos jours on voit des personnes de tous âges porter des vêtements d’adolescents. Ce n’est pas un problème, c’est peut-être une mode et c’est simplement superficiel mais, sous l’apparence, on reconnaîtra certainement une certaine angoisse par rapport à l’âge qui avance.
En tant que méditant bouddhiste, même si on ressent les mêmes impulsions que les autres, on peut faire un acte de « renonciation » en ne cédant pas à ces impulsions et en se demandant plutôt : « Que signifient ce malaise et cette crainte qui m’habitent ? Pourquoi suis-je si préoccupé par ces choses-là ? » Il ne s’agit pas non plus d’y penser trop, car on découvre vite qu’aucune réponse satisfaisante ne se présente. Mieux vaut être simplement en contact avec le malaise et la peur qui sont à l’intérieur. Dès que ce contact se produit réellement, l’inquiétude et le malaise se calment, se posent. On ne se libèrera peut- être pas d’un seul coup de l’angoisse de la mort ou du vieillissement, mais quand le cœur s’apaise ainsi, on n’est plus dans les griffes de la peur et, par conséquent, on ne va pas essayer de modifier les choses à l’extérieur — comme chercher à se rajeunir — et, à l’intérieur, on ne va pas éviter de regarder en face ses propres sentiments. Même s’il semble difficile de contempler directement ses états émotionnels, au moment où les choses se posent, grâce à ce regard, on entre dans un espace de « contemplation ». L’esprit est posé, on se sent détendu et on comprend qu’il est vraiment futile et ridicule d’agir ainsi. Cette nouvelle attitude a beaucoup plus de valeur à nos yeux, nous sentons profondément qu’elle est plus réelle que l’inquiétude que nous pouvons avoir à propos de la vieillesse, d’une maladie mortelle, etc.
Voilà un exemple simple de la façon dont nous pouvons agir par rapport au corps dans des circonstances auxquelles nous sommes tous confrontés.
Dans le discours sur les Quatre Fondements de l’Attention, le Bouddha
a abordé explicitement le sujet de la vieillesse et de la mort. Après avoir mentionné les différentes positions du corps, l’attention à la respiration et la contemplation des trente-deux parties du corps, il parle du processus de décomposition du corps après la mort. Chacune de ces contemplations a une fonction différente. Il y a l’aspect samatha destiné à calmer et stabiliser l’esprit, et puis l’aspect « contemplation » où l’esprit est sensé faire monter des images assez particulières à contempler. Nous n’allons pas entrer dans le détail car ces pratiques nécessitent que les méditants soient bien encadrés et suivis. Je les mentionne simplement parce que certains d’entre vous pensent peut- être que la méditation sur le corps consiste seulement à apaiser et concentrer l’esprit mais il faut savoir qu’elle comporte aussi des aspects de contemplation et de visualisation.
De nos jours, l’attention se pratique même dans des contextes non spirituels. Dans les hôpitaux, par exemple, on soigne la douleur et le stress par l’attention ou, plus exactement, on apprend aux patients à développer leur attention de façon à ce qu’ils se soignent eux-mêmes. On appelle cette technique : « Réduction du stress par l’attention » — MBSR (Mindfulness Based Stress Reduction), en anglais.
Bien entendu, cette application de l’attention n’a pas l’aspect transcendant qu’elle peut avoir dans le contexte de la pratique spirituelle; elle a pour seul but de réduire les formes de stress que l’on développe dans la vie dans le monde. Par contre, une personne qui en a bénéficié peut commencer à se poser des questions : « Comment en suis-je arrivé à être si stressé ? Quelle est la cause du stress ? » On peut ensuite être amené à élargir le sens du mot « stress » à dukkha — c’est- à-dire toutes les formes possibles de souffrance — et à en chercher la cause de la même manière.
C’est ainsi que le Bouddha enseigne : permettre d’abord à l’esprit de se calmer, de se pacifier, de se recentrer, et ensuite avancer vers le dénouement de tous les attachements : l’attachement au corps, aux sensations et sentiments, aux états mentaux et émotionnels, etc. Mais comme les êtres humains sont des créatures extrêmement têtues, le Bouddha a développé de nombreuses techniques différentes pour nous amener à cet éveil. La pratique de la méditation a donc pour but de dépasser les obstacles, les blocages et les attachements. Le Bouddha a proposé le Noble Octuple Sentier dont il faut travailler toutes les étapes, les Brahmavihāra ou développement des quatre vertus sublimes, et enfin le troisième volet, la Sagesse, qui est au sommet de
l’édifice et que l’on ne peut pénétrer qu’après avoir pleinement réalisé les Quatre Nobles Vérités.
Comme vous le savez probablement tous, les Quatre Nobles Vérités traitent précisément de cela. Tout d’abord, il y a dukkha. Ensuite il est dit que dukkha a son origine dans différentes formes d’attachement (nous rejetons ce que nous n’aimons pas; nous nous attachons à ce que nous aimons et souffrons quand nous en sommes séparés; nous sommes malheureux en présence de certaines personnes ou dans des situations que nous n’aimons pas; ou simplement quand nous n’obtenons pas ce que nous voulons — ce qui résume tout le reste ! ) Avez-vous déjà ressenti cela ? La souffrance de ne pas pouvoir obtenir ce que l’on voudrait de la vie ? Et puis vient la bonne nouvelle, la Troisième Noble Vérité : il est possible de mettre fin à dukkha. Enfin le moyen d’y parvenir : renoncer à toute forme d’attachement et de saisie
… d’où la pratique du lâcher-prise.
Nous devons commencer par identifier notre sentiment, le ressentir de manière précise. C’est le plus important, parce que si l’on s’autorise à vraiment ressentir la souffrance, alors l’impulsion de s’en libérer est presque automatique. Par contre, si cela reste au niveau d’un concept philosophique, il n’y aura pas assez d’élan pour nous inciter à pratiquer. C’est pourquoi le Bouddha a dit que la Première Noble Vérité est simplement : « Il y a dukkha ». La souffrance existe et il faut véritablement en prendre conscience. Parfois les gens disent : « Le Bouddha n’aurait-il pas pu prononcer des paroles plus profondes ? » Eh bien non ! Il n’a dit que cela. Bien entendu, le développement de la Voie bouddhiste n’est pas sans profondeur mais on ne le réalise que quand on s’ouvre à l’ensemble de l’expérience intérieure, quand on fait vraiment face à sa réalité intérieure et que l’on reste avec elle en résistant à l’envie d’en détourner le regard. Au départ, on va approcher avec hésitation et prudence, en continuant à s’accrocher aux petites îles confortables et rassurantes de la vie, mais ensuite on réalise qu’une approche trop modérée ne fonctionne pas car le cœur n’est pas complètement engagé dans le processus.
Ajahn Chah disait : « Quand on lâche prise dans une petite mesure, on obtient une petite mesure de liberté; quand on lâche prise dans une large mesure, on obtient une large mesure de liberté; et quand on lâche complètement, on goûte à une complète liberté. » C’est un raisonnement que nous pouvons tous concevoir aisément, n’est-ce pas
? Si on ne s’investit qu’à moitié, on n’obtient que cinquante pour cent
des résultats. En tant que disciples du Bouddha, je pense que nous devons tous nous investir à cent pour cent. Pour y parvenir, nous devons pratiquer le Noble Octuple Sentier qui est une aide à la réalisation d’une complète Libération.
Nous n’avons pas le temps d’entrer dans les détails mais, quand on regarde le Noble Octuple Sentier, on voit qu’il se divise en trois domaines principaux. Tout d’abord, le Bouddha a insisté pour que notre vie soit basée sur des principes éthiques, des bases morales, au niveau de nos paroles, de nos actes, et de la façon dont nous gagnons notre vie. Il a donné une série d’indications relatives au fait de ne pas nuire aux autres êtres et même de les protéger pour aller vers une légèreté et une lumière intérieure. D’autres instructions se réfèrent à la pratique de la méditation, à l’éveil de l’attention et de la concentration grâce à l’effort juste — sati, samādhi et viriya. Ceci nous permet d’avoir une excellente base; notre vie n’est pas dispersée, nous ne sommes pas des girouettes dépendantes de nos émotions, de nos humeurs et de nos impulsions. Dans le cas contraire, il serait tout à fait irréaliste d’espérer que notre esprit se calme, se concentre et se pacifie.
Après de nombreuses années de vie monastique, ma propre expérience me permet de dire qu’au bout d’un certain temps, toutes ces règles d’éthique deviennent tellement évidentes que l’on n’y pense même plus; elles sont complètement intégrées et intériorisées. De ce fait, quand on s’assoit pour méditer, il est beaucoup plus facile d’apaiser l’esprit. En effet, une grande partie de nos pensées et de la confusion qu’elles apportent sont en lien direct avec la façon dont nous vivons notre vie. C’est d’ailleurs ce qui est très beau, dans la pratique bouddhiste : l’éthique est au service de la sagesse. Mais le contraire est vrai aussi : grâce à la sagesse, nous allons mener une vie éthique de façon à ne pas créer d’agitation inutile dans notre esprit et notre vie; nous devenons intuitivement plus attentifs à notre façon de parler et d’agir — et c’est ainsi que la sagesse soutient à son tour l’aspect éthique.
L’aspect « sagesse » du Sentier comprend deux facteurs : la compréhension juste et la pensée juste ou attitude juste. La compréhension juste inclut, dans un premier temps, une compréhension intellectuelle du sens des enseignements, ce qui correspond à la compréhension des lois karmiques et, à nouveau, des Quatre Nobles Vérités. Et puis il y a la Compréhension Juste qui est le fruit de la pratique et qui est une pleine « réalisation » des Quatre
Nobles Vérités. On parle alors d’une « compréhension juste supra- mondaine ». Quant à l’attitude, le Bouddha a recommandé que notre attitude dans la vie soit gouvernée par le non-nuire et la compassion ainsi que le renoncement. Le renoncement a deux aspects : tout d’abord on renonce à tout ce qui n’est pas sain et bénéfique, à tout ce qui ne conduit pas directement à l’éveil du cœur; et puis il y a l’aspect positif qui consiste à développer la compassion et la bonne volonté.
Avec ces quelques mots, j’ai tenté de remettre dans leur contexte ce que nous avons fait ces deux derniers jours. Si vous avez des questions, vous pouvez les poser maintenant.
Question : Comment renoncer à une relation personnelle sans que l’autre en souffre ? Comment se détacher des gens sans les faire souffrir ?
Que feriez-vous pour renoncer à votre attachement ? Comment cela s’exprimerait-il ? De manière générale, dans les relations personnelles, amoureuses et familiales, il y a toujours beaucoup d’attachement. Il est certain que si, d’un jour à l’autre, vous dites à quelqu’un : « Je ne veux plus être attaché à toi; éloigne-toi de moi », cela pourrait faire mal. Si l’on veut renoncer à une relation personnelle proche, il faut s’y prendre différemment, surtout si on a encore de l’affection pour la personne. Il y a une différence entre avoir de l’affection pour quelqu’un et y être aveuglément attaché.
Alors comment renoncer à l’attachement vis-à-vis d’une personne pour laquelle on a encore de l’affection ? Et comment faire en sorte que l’autre personne ne souffre pas de ce détachement ?
Je crois qu’il faudrait commencer par dire clairement à la personne que vous avez toujours de l’affection pour elle. Je me souviens, quand j’ai décidé d’aller vivre dans un monastère, j’avais beaucoup d’amis auxquels j’ai dû dire au revoir. Je leur ai annoncé la nouvelle six mois à l’avance, alors même que je ne savais pas si j’allais rester longtemps au monastère. Au départ, c’était juste une expérience — mais je pensais qu’il était bon que mes amis et moi nous préparions à l’avance à cette séparation à venir. D’une certaine manière, je renonçais à tous mes amis proches. Bien sûr, je pouvais toujours les rencontrer plus tard mais pas de manière régulière comme auparavant. Je me souviens avoir été très attentif à la façon dont je leur ai présenté cela. Je leur ai dit que ce n’était pas que je veuille me détacher d’eux mais que ma vie
devait prendre cette nouvelle direction, que c’était important pour moi. Mes amis en furent attristés mais pas blessés. Il leur a fallu vivre avec cette tristesse et c’était pareil pour moi car, d’une certaine manière, j’étais triste aussi de renoncer à leur amitié même s’il y avait aussi une grande joie et une vision claire que telle était bien la direction que je souhaitais prendre. Dans des situations comme celles-ci, on peut toujours panser la blessure en disant : « Nous nous reverrons, bien sûr. Vous pourrez me rendre visite et je viendrai aussi. » Finalement ce fut acceptable et d’ailleurs, je revois encore certains de ces amis aujourd’hui. Donc, ce n’est parce qu’on sent qu’il faut changer d’orientation que l’on doit obligatoirement se couper brutalement de tout ce que l’on a connu.
Question : Je ne veux pas me sentir responsable de la souffrance de la personne dont j’essaie de me détacher. Elle se sent rejetée.
Ce n’est que quand vous rejetez effectivement la personne que vous êtes responsable de sa souffrance — bien qu’en réalité chacun soit responsable de sa propre souffrance. C’est pourquoi je pense qu’il est important de souligner que vous avez toujours de l’affection pour elle et que vous avez l’intention de rester en contact — pas par une relation d’attachement mais par une relation d’affection. Après cela, si la personne souffre, ce sera sa propre responsabilité et vous n’avez pas à vous en inquiéter.
Question : Comment se détacher du sentiment très agréable de détachement ? Par exemple, au début de cette retraite, j’ai eu des douleurs aux genoux et grâce à l’observation, les douleurs ont disparu. Cela m’a procuré un sentiment de grande satisfaction puis d’attachement à cette satisfaction, ce qui a engendré de l’agitation.
C’est un peu comme célébrer une victoire mais, pendant ce temps, on n’est plus dans le moment présent. Il est vrai que nous pouvons nous attacher à des états d’esprit agréables. Mais dans ce cas, ce qui est très bien, c’est que vous ayez pris conscience que l’on peut souffrir de l’attachement à un état agréable. Quand on est vraiment décidé à se libérer de tout attachement, il est bon de voir que l’attachement aux bonnes choses est aussi douloureux que l’attachement aux choses désagréables.
Et si vous cherchez à vous libérer de cette forme d’attachement, il suffit de prendre conscience des conséquences que peuvent avoir les états
agréables. En général, ils veulent durer éternellement et, comme c’est impossible, cela engendre de la souffrance. A partir de cette constatation, apparaît une attitude plus circonspecte par rapport aux expériences agréables.
Nous avons le reste de notre vie pour avoir des douleurs comme celle dont vous avez fait l’expérience dans vos genoux et puis il y aura des moments plus agréables et des fois vous ne saurez plus où finit la douleur et où commence le plaisir. Dans tous les cas, il est bon de commencer à contempler ces états dans des situations légères comme une douleur de genou en méditation car, avec l’âge, toutes ces douleurs corporelles ne feront que grandir et, entre-temps, vous aurez peut-être appris à vous en détacher sans trop souffrir.
Vous avez eu là une vision pénétrante de ce qu’est l’attachement au corps. Cette vision pénétrante peut survenir dans toutes les petites choses, vous voyez, ce n’est pas quelque chose de lointain et difficile d’accès.
A vous de travailler ... Merci !
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Transcription et traduction par Jeanne Schut
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ISBN 978-1-78432-126-0
Édition numérique 1.3 Transcription et traduction par Jeanne Schut
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